Mon Fils,
Hier soir, au moment de la prière, tu n’as pas résisté à demander plus de détails sur ces hommes que je confiais au Seigneur, et qui s’apprêtent à voter bientôt une loi effrayante. Tu n’as pas encore 6 ans, et me voilà tenu de te confronter à certaines injustices dont j’aimerais pouvoir te protéger. Tu n’as pas encore 6 ans et c’est pourquoi je n’ai pu que semer une graine hier soir. Mais j’ai aussitôt eu besoin de t’écrire… pour plus tard, quand tu seras un peu plus grand. Parce que je ne peux pas aujourd’hui prédire quelle société nous te laisserons. Je ne saurais me laisser aller au désespoir, bien sur, mais d’une certaine manière, on ne peut pas dire que je sois rempli d’optimisme.
Je t’ai expliqué qu’il arrive parfois, lorsque l’on souffre beaucoup et que la mort approche, que l’on ne se sente plus digne de vivre, et que l’on demande à mourir au moment que l’on souhaite et de la manière que l’on souhaite. Face à cela, il y a des gens, beaucoup trop de gens, qui considèrent qu’il est plus important de tuer ces personnes à leur demande, au plus ultime de leur fragilité, plutôt que de leur dire combien leur vie à de la valeur même dans ces derniers instants, les aider à moins souffrir et les consoler. Je t’ai dit simplement, un peu ému en regardant tes grands yeux écarquillés, que ton papa avait décidé depuis un moment déjà, de se battre, chaque fois qu’il s’agirait de défendre la vie humaine. Ton regard si inhabituel, tandis que je te disais tout cela, m’a bouleversé et je ne sais si je t’en ai trop dit ou pas assez.
Tu réaliseras en grandissant, mon fils, que dans notre pays, du moins pour le moment, il n’y a pas de guerre, avec de grands méchants monstres en armes qui sèment la terreur parmi les familles, tuant les femmes et les enfants, comme on voit dans certains films ou jeux vidéos. Mais il y a une autre guerre, plus insidieuse, qui larve depuis toujours et qui est devenue aujourd’hui très vive chez nous : celle qui s’en prend à la vie de l’homme en niant sa dignité. Si autrefois, on s’en prenait à certaines catégories d’hommes, que l’on appelait esclaves, et en lesquels on ne reconnaissait pas la dignité humaine, aujourd’hui, ce sont particulièrement les personnes les plus vulnérables que l’on veut déposséder de leur dignité : en premier lieu, les enfants qui grandissent dans le ventre de leur mère, particulièrement ceux qui sont malades ou handicapés, mais plus généralement tous ceux qui sont fragiles et qui font tâche dans la vie des puissants.
Comme moi, il y a de fortes probabilités pour que tu grandisses en apprenant à ne pas reconnaitre dans les enfants à naitre des êtres humains à part entière, ou à accepter l’idée que la dignité d’un être humain puisse dépendre du projet de vie qu’on a pour lui. Et j’ose espérer que tu seras plus fort que cette idéologie. Mais à la différence de ta mère et de moi, il est désormais envisageable que tu grandisses dans un monde qui considère que les personnes souffrantes, celles qui ne s’estiment plus dignes de vivre, méritent qu’on leur donne la mort à la demande. Alors il ne sera surtout plus question de leur rappeler combien elles sont précieuses aux yeux de Dieu, donc finalement dépassé de leur montrer combien elles sont précieuses à nos yeux.
J’espère que tu comprendras que prendre la vie des personnes les plus vulnérables plutôt que de la partager, de s’en approcher et de se laisser toucher par elles, de leur être proche à notre tour, c’est une façon qu’ont certains hommes de vouloir garder le contrôle sur leur vie. Cette vie, ils n’acceptent pas de l’avoir reçue, et n’acceptent pas d’en être redevable. Alors ils veulent être maitres de leur vie, maitres de La Vie.
Dans cette entreprise d’enfermement sur soi, d’individualisme où l’idée que la vie ne se partage que sous conditions, les personnes les plus vulnérables sont des obstacles. Elles sont une menace car le trésor d’humanité qu’elles renferment, ce grain précieux, est si fin qu’il passe toutes les armures, tous les filtres et les carapaces, et pénètre dans les cœurs souvent même les plus endurcis, pour peu qu’il s’y ouvre un tout petit peu. Alors il fait peur, ce trésor d’humanité, parce qu’il peut faire tomber toutes nos barrières et fait brutalement rentrer l’autre dans nos vies. Et autrui fait peur ; encore plus celui qui t’apprends combien l’homme peut être fragile, et quelle est la grandeur du don de vie que tu as reçus.
Je n’ai pu t’expliquer tout cela hier soir en détail, bien sur. Tu es encore jeune, et ta mère n’a pas manqué de m’engueuler (gentiment) après, pour le peu que je t’ai déjà dit sur ceux qui considèrent comme bon de tuer des personnes vulnérables ; elle qui me reproche sans arrêt de choisir de lui parler de situations tragiques, de drames et de morts souvent juste avant de nous endormir ! Tu le sais, pour le peu que nous arrivons à dormir, elle a de quoi m’en vouloir de lui susciter des cauchemars. Aussi il est normal qu’elle veuille t’épargner tout cela le plus longtemps possible. Et c’est aussi pour ça que je n’ai pas voulu insister hier soir.
Alors je reviens sur ce sur quoi je me suis arrêté : il y a cette guerre, et dans cette guerre, ton papa a décidé, comme d’autres avec lui, d’être un résistant. Juste un petit résistant, sans force et sans courage, sans rien d’autre que son indignation. Pas un grand soldat, avec un uniforme, des armes, et surtout pas pour tuer les méchants. C’est un combat d’idée, dont l’issue a pour enjeu des vies humaines. Comme je te l’ai dit, les ennemis que l’on combat ne sont pas des vilains méchants, ce sont malheureusement souvent des personnes qui ont juste oublié que la vie était sacrée, qui font des erreurs comme je peux en faire, sans penser à mal. Simplement, ils ne savent pas ce qu’ils font. Pour autant, ce n’est pas une raison pour laisser faire sans réagir.
Voilà, je te laisse ce message pour qu’un jour tu saches qu’on ne peut pas rester les bras croisés face à la culture de mort, qu’il faut se battre. Face à l’ignorance, il faut informer. Face à l’endurcissement, il faut montrer l’amour, l’attention et le dévouement aux autres. Il faut prier aussi. Il est là le combat : en commençant par ne pas vivre pour nous seuls, et à nous laisser conduire par le Christ. Voilà pourquoi nous t’avons enseigné l’importance de la prière, du partage, et du pardon aussi. Encore une fois, aujourd’hui dans ce combat nous ne risquons pas nos vies. Mais d’autres paient de la leur les efforts que nous ne faisons pas, la solidarité que nous ne montrons pas. Nous ? Nous ne risquons rien. C’est pourquoi le peu d’efforts que cela nous coute aujourd’hui, quand il s’agit d’informer, de lancer ou de signer des pétitions, de témoigner et d’être aux côtés des plus vulnérables, de soutenir autant qu’on peut, … j’aurais honte de ne pas le faire. Et justement, je te laisse ce message pour moi aussi ne jamais oublier, au cas où je viendrais à renoncer à cela, pour me rappeler que je vous le dois, d’abord, à toi et à ton frère.
Tu n’étais pas encore né que dans le ventre de ta mère je me plaisais à te lire ce texte de R. Kipling, « Si… ». Je trouve aujourd’hui qu’il lui manque un quelque chose d’essentiel. Et j’ai juste envie de te dire maintenant : si tu peux reconnaitre dans chaque être humain, puissant ou vulnérable, la même dignité d’homme libre, si tu peux voir dans le faible et l’innocent le visage du Dieu fait homme, et déceler dans les fragilités de nos vies le signe le plus authentique de notre humanité, là oui, tu seras un Homme mon fils.