Eloge de l’abstinence.
Dieu veut libérer l’homme de l’esclavage, il veut sa liberté, et sa liberté c’est d’avoir sa volonté propre, ce petit quelque chose qui nous distingue si radicalement de l’animal. Libre oui, mais pas au sens où on ne l’entend que trop, comme une carte blanche pour faire tout ce que nos désirs nous portent à faire, sans entrave ni limite. Dieu veut que nous voulions, et ce n’est pas chose aisée, parce qu’indépendamment de toute entrave extérieure, la volonté est nourrie au cœur par le désir. Et un désir déchu. Un désir trompé. C’est l’histoire des origines : le cœur de l’homme est aux prises à la concupiscence. Et il est peu de lieux, dans le coeur de l’homme, qui soient plus habités par la concupiscence, que le désir sexuel.
L’Homme est appelé à lutter contre la concupiscence, contre ce que la philosophie nomme les « passions ». Je pourrais continuer à parler de l’Eglise, mais j’ai bien envie de dire ici que cet appel à la délivrance connait bien d’autres promoteurs. D’Epictète à Spinoza, les philosophes identifient les passions comme première cause d’esclavage ou de souffrance. On pourrait même, par provocation pour notre monde, rappeler qu’Epicure lui-même, chantre du plaisir, considérait comme nuisible la plupart d’entre eux, en particulier les plaisirs charnels, pour leur préférer comme beaucoup plus tard l’hédoniste Voltaire, les plaisirs de l’esprit. Et Epicure pouvait ainsi dire qu’avec un morceau de pain et de l’eau, son corps était saturé de plaisirs, car il satisfaisait ainsi les seuls désirs charnels méritant vraiment de l’être. Les autres étant cause de souffrance et d’esclavage ; les autres étant concupiscence.
Le chemin de l’ascétisme n’est donc pas une spécificité judéo-chrétienne. Pourtant je ne prétendrai pas ici faire de l’ascétisme la norme du style de vie à adopter ni, au lendemain de la fête du martyr de Jean le Baptiste, soutenir que nous devrions tous vivre en esséniens. Mais réellement ou symboliquement, baptisés en marche vers le salut, nous devenons des hommes du désert, et nous devons en prendre acte. C’est au désert que nous sommes guidés, par l’Eglise, vers le royaume, la terre promise. Dans ce désert, nous sommes enclins, comme les hébreux, à souvent regretter notre esclavage… entendons-le, mais ne le revendiquons pas, pitié ! Car Dieu veut que nous voulions, il veut que nous soyons libres, et que nous avancions. Et peut-être est-il temps, concernant la sexualité en particulier (mais pas seulement), d’aller à contre-courant d’un monde qui a fait de la concupiscence sa règle de vie.
L’union charnelle des époux consiste en le don mutuel de l’un à l’autre. Que ce soit une question de « nature » ou pas, telle est la volonté de Dieu pour le corps. Le corps est le lieu de l’union, il est le lieu de « communion ». C’est cette signification, qu’on dit « sponsale » en théologie, qu’accomplit parfaitement l’incarnation… ou encore l’eucharistie. L’union dans le corps, dans l’eucharistie, ou l’union des corps dans l’union charnelle des époux, c’est toujours un don. Jamais une prise. Et les premiers à devoir en prendre conscience, ce sont les baptisés. Parce nous ne convaincrons pas le monde de ce que la sexualité est d’abord don de soi en lui tenant des savants discours sur la nature humaine, la biologie et sa destinée… mais en vivant ce don de soi, et la traversée du désert qu’il suppose.
Le don est toujours sacrifice de soi. Ainsi en est-il de l’eucharistie, qui elle-même accomplit l’incarnation. Dieu veut que nous voulions, et l’Eglise nous enseigne finalement comment « vouloir » ce don de soi. Ma vie, nul ne la prend, mais c’est moi qui la donne ! Il suffit de contempler la mort de Moïse, comme celle de Jésus, pour comprendre que même dans la mort, Dieu veut que nous voulions (Moïse en reçoit l’ordre de Dieu : va sur cette montagne, et meurt !). Le don de soi ne peut être réel que s’il est un choix, un acte de volonté. Pas s’il n’est qu’assouvissement d’un désir, ou que soumission à la nature. Et si le désir charnel comporte toujours en lui la trace du désir de l’union avec Dieu, chose excellente, il est perverti par le désir de posséder l’autre. La Genèse nous le rappelle déjà (Gn 3, 16) : il y a un rapport intime, fruit de la chute, entre désir de l’autre et domination. La concupiscence est perversion du désir, souvent impossible à discerner sans la grâce et le sacrifice de soi.
Dieu veut donc pour l’homme la liberté intérieure du don. Jean-Paul II a magnifiquement résumé tout cela dans l’une de ses nombreuses catéchèses sur la théologie du corps :
« La concupiscence comporte la perte de la liberté intérieure du don. La signification sponsale du corps est précisément liée à cette liberté. L’être humain peut devenir don – ou plutôt l’homme et la femme peuvent exister dans le rapport du don réciproque d’eux-mêmes – si chacun d’eux se domine lui-même. La concupiscence, qui se manifeste comme une « contrainte » « sui generis » du corps, limite intérieurement et restreint l’autodomination de soi et, pour cette raison, rend impossible, dans un certain sens, la liberté intérieure du don. Avec cela, la beauté que le corps humain possède sous son aspect masculin et féminin comme expression de l’esprit, se trouve aussi obscurcie. Le corps reste comme objet de concupiscence et donc comme « terrain d’appropriation » de l’autre être humain. Par elle-même, la concupiscence n’est pas capable de promouvoir l’union comme communion des personnes. A elle seule, elle n’unit pas mais elle s’approprie. Le rapport du don se transforme dans un rapport d’appropriation. »
Je dois prendre à garde à ne pas dominer l’autre, mais me dominer moi-même. C’est ainsi qu’il ne peut y avoir de sexualité vraie sans abstinence volontaire. Il est là, le sacrifice qui permet le don. Et même si nous devions nous en tenir à une fin purement procréatrice de la sexualité, nous verrions qu’au travers du corps de la femme et de ses cycles menstruels, il y a cette alternance de fertilité et d’infertilité qui enseigne ces deux faces de la fécondité que sont le nécessaire don des corps, et la nécessaire abstinence ; elle-même signifié comme sacrifice, dans le corps de la femme, par le sang menstruel. Ainsi, par ses cycles, le corps de la femme en particulier livre à la conscience primitive de l’homme un premier enseignement sur la signification sponsale du corps. De la nature de l’Homme, mère de tous les hommes et modèle de féminité, nous chanterons alors avec Saint Jean que « la lune est sous ses pas ».
Invoquer seulement la nature pour définir une norme de sexualité serait une erreur profonde. Nous ne sommes pas des bêtes. Dieu n’attend pas de nous que nous vivions selon les seuls critères de la biologie et des instincts. Au contraire, même. Dieu veut que nous voulions. Si par la création du corps de la femme il nous enseigne, il attend de nous que nous entrions volontairement dans cette liberté intérieure du don, et donc dans le sacrifice, la privation, l’autodomination qui seuls éprouvent le désir et permettent le don véritable. La sexualité en particulier est le lieu d’une étroite collaboration des volontés divines et humaines : d’abord Dieu veut, il enseigne à l’homme à vouloir, et l’homme qui reçoit cet enseignement se l’approprie pour vouloir à son tour, et accorder sa volonté à celle de Dieu. Il ne peut y avoir de juste usage de la volonté sans liberté pour l’homme, comme il ne peut y en avoir sans obéissance à Dieu.
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Dieu veut que nous voulions la virginité. Je vais dire une banalité, mais c’est la première expérience sexuelle : nous naissons tous vierges, et sauf cas criminels, nous faisons tous l’expérience d’un premier désir sexuel, vierge de toute satisfaction d’un précédent désir sexuel. Cette virginité s’achève irrémédiablement par la première union charnelle. Jusque-là, il n’y a aucun choix, aucun usage de la volonté possible. La virginité est donnée par Dieu comme expérience, et « subie » jusqu’à ce qu’une opportunité d’union charnelle se présente. Dieu enseigne déjà quelque chose, par ce don de la virginité. Mais Dieu veut que nous voulions, et on peut dire que la vocation à la virginité choisie est universelle. Elle ne concerne pas seulement le choix du célibat sacerdotal ou de l’abstinence consécutive au vœu monastique de chasteté. Cette option volontaire de la virginité peut, et même doit s’expérimenter aussi dans la vocation au mariage. Comment ? En commençant par s’abstenir jusqu’au mariage. Et en poursuivant, comme une ultime manifestation du don de soi, par une continence volontaire par exemple les premiers jours du mariage. C’est là l’accomplissement d’une virginité reçue en une virginité voulue. La réponse de l’homme au don par Dieu de la virginité et au fait qu’Il veut que nous voulions.
Comme pour les cycles naturels, l’expérience de l’autodomination est à renouveler en permanence.C’est ce qui a été profondément incompris dans Humanae Vitae, et qui a entrainé tous ces débats, même entre des pointures de la théologie, autour de la contraception artificielle. La contraception artificielle permet l’union charnelle en toutes circonstances. Elle n’empêche pas de s’abstenir volontairement de relation charnelle mais, reconnaissons-le, tend tout de même à soumettre l’union charnelle au moteur de la concupiscence plus que de la volonté. Sans quoi, les cas où il y aurait besoin de contraception seraient extrêmement rares. Soyons honnête, le recours à la contraception a bien pour but de déterminer l’union charnelle en fonction des désirs, et donc de transformer le don de soi en utilisation de l’autre. Mais admettons que, cette contraception artificielle n’empêchant pas l’abstinence, elle ne soit pas intrinsèquement un blanc-seing à la concupiscence… Pourtant, elle serait alors le moyen pour le couple de faire un usage de la volonté qui ne se reçoit plus de la volonté de Dieu, en s’inspirant du don des cycles naturels. La volonté des époux pourrait alors s’exercer, certes, jusqu’au sacrifice nécessaire au don de soi, mais ce sacrifice ne serait plus qu’une initiative de l’homme. Il n’y aurait plus de passage du désir reçu au désir voulu, mais une rupture, ne laissant que le seul désir voulu autoréférent. Et Dieu sait que l’autoréférence est bien la racine même du péché (c’est une longue histoire, qui commence avec un acte de désobéissance dans un jardin…).
Cette traversée du désert est un long chemin, sur lequel nous trébuchons souvent. Et en certaines circonstances, nous trébuchons si durement qu’il parait parfois impossible de faire marche arrière. Perdre sa virginité sans l’avoir consacrée à Dieu est quelque chose de définitif, par exemple. C’est irrévocable. Pour d’autres, s’unir dans le sacrement du mariage peut les avoir conduit plus tard à une séparation et une nouvelle union. Or le mariage, ainsi que le Christ l’enseigne, est indissoluble. Cela aussi est irrévocable. Alors, il est parfois plus qu’utile, ne serait-ce que par souci de vérité, de reconnaitre qu’un mariage n’était pas sacramentellement valide. Soit pour mettre fin au couple, soit au contraire pour consacrer à nouveau cette union, en recevant réellement cette fois le sacrement de mariage. Oui, parce qu’on pense (pas assez) souvent au premier cas, mais pour ainsi dire jamais au second : quand je me suis marié, étais-je vraiment libre, dans la foi, et conscient de ce que je posais comme acte devant Dieu ? Si la réponse est non, il est possible (et je dis ça parce que le droit canon le permet) de demander à nouveau le sacrement de mariage. Tout comme il est possible de mettre fin à cette union pour en contracter une nouvelle.
Il reste que les cas sont nombreux où nous vivons des relations charnelles non ordonnées à la volonté de Dieu. Soit en dehors du mariage (suite à un divorce et une nouvelle union, dans une relation adultère, dans une relation avec une personne du même sexe, ou tout simplement, ce qui est la situation la plus courante, avant le mariage), soit dans le mariage mais non chastes (relations charnelles non consentantes, utilisation de contraceptifs, masturbation, etc…). Nous sommes faibles et, cela tombe bien, Dieu est miséricordieux. Mais cette miséricorde suppose de pouvoir être accueillie, et suppose donc une conversion du cœur quant à la signification du corps. Et c’est pourquoi il est recommandé aux baptisés de ne pas communier au corps et au sang du Christ dans l’eucharistie, tant qu’il y a cette blessure sans démarche de guérison sur la signification du corps. Saint Paul nous l’enseigne, dans ce douloureux chapitre 11 de sa première lettre aux Corinthiens. Comme dans l’union charnelle, nous ne pouvons nous unir au corps du Christ qu’en ayant conscience de ce qu’est l’union des corps, le sacrifice et la liberté intérieure du don. On objecte parfois à cette notion d’empêchement au repas eucharistique le fait que Jésus donna la bouchée à Juda lors même que celui-ci avait déjà incliné son coeur à la trahison. C’est justement oublié la funeste conséquence, du fait que Judas eut pris la bouchée : immédiatement après, Satan entra en lui. A sa place, j’aurais préféré m’abstenir ! Alors bien sur, cette liberté intérieure, cette disposition de coeur à l’union sponsale, est supposée chez tous ; et pourtant souvent, de l’aveu de chacun, absente. Mais si nous ne devrions jamais prendre le repas du Seigneur mécaniquement, à plus forte raison nous ne pouvons pas le faire sans expérience vécue de la chasteté, qui seule dispose notre corps à cette union charnelle avec Dieu. Cette chasteté demande de notre part, Ô combien régulièrement, d’accueillir le pardon de Dieu et de souhaiter sincèrement s’y tenir. Ce qui est parfois, dans certaines situations, extrêmement difficile (l’Espérance m’interdit de te dire que c’est impossible).
Mais ne pas être disposé à l’union charnelle dans le repas eucharistique n’exclue pas la communion au corps du Christ. Encore un mystère… D’abord, précisons que, non, l’eucharistie n’est pas un médicament dont les malades seraient paradoxalement les seuls privés… ne prenons pas l’Eglise pour une truffe, par pitié ! L’eucharistie est un mystère (sens du mot « sacrement ») qui ritualise, rend visible, une réalité spirituelle que nous pouvons vivre de toute façon. Ainsi en est-il de tous les sacrements. Par exemple, le dogme « Hors de l’Eglise, point de salut » ne signifie pas que toute personne morte sans baptême, même un nouveau-né, irait systématiquement en enfer. Ce qui suppose que ce que le sacrement du baptême porte de nécessité salvifique peut se réaliser de manière invisible, hors du rituel à l’Eglise. De même en est-il du sacrement de l’ordre, et si certains d’entre nous sont appelés à rendre visible la fonction de prêtre, en recevant un sacrement spécifique à cette vocation, en portant un habit spécifique, et en exerçant rituellement cette fonction… nous sommes tous, membres du corps du Christ, devenus des prêtres, mais exerçons cette fonction de manière invisible. Et voilà comment, suivant la même logique, on peut dire que la communion au corps du Christ que rend visible l’eucharistie, en rendant visible la présence de Dieu, peut s’accomplir aussi réellement hors du rituel eucharistique, où Dieu se rend présent au milieu des hommes et les appelle universellement à former son corps.
Mais justement, pour communier au corps et au sang du Christ, il me faut vivre l’unité avec les autres membres du corps, et verser mon sang (symboliquement) dans le don de moi-même. Et lorsqu’à la suite de Saint Paul (1Cor 11, 29) l’Eglise inspirée par l’Esprit m’enseigne qu’il y a des situations indisposant à vivre charnellement la communion au corps du Christ, et m’invitant à m’abstenir de partager le repas du Seigneur, je dois examiner ma conscience et user de ma volonté. Comme Judas aurait dû le faire. Je dois redécouvrir les conditions du don de moi-même. Comme dans l’union charnelle des époux, il m’est alors possible de vivre ce désir, cette faim de l’eucharistie, comme une privation, un sacrifice d’humilité et d’obéissance à l’Eglise. Ce sacrifice de ma faiblesse sur l’autel de l’obéissance à Dieu, aussi difficile à concevoir que celui demandé à Abraham de sacrifier son fils Isaac, sera alors la condition de cœur pour communier aussi réellement au corps du Christ que ceux qui iront le manger. Et par un mystère insondable, extraordinaire au sens propre, c’est en ne mangeant pas de ce pain devenu réellement corps du Christ, que je m’offre à mon tour au corps du Christ, je communie avec lui… et c’est alors un peu de moi aussi, dans toute mon indignité et ma faiblesse, que ceux qui se nourrissent du corps du Seigneur mangent avec Lui.
En guise d’épilogue à tout cela, je voudrais juste redire une chose : il n’y a pas de concupiscence que charnelle. Saint Jean en distingue trois types : les désirs égoïstes de la nature humaine (charnelle), les désirs du regard (convoitise), l’orgueil de la richesse (biens de la terre et des hommes) (1Jn 2, 16). J’ai dû dire que la concupiscence était la règle en ce monde… Quand l’Eglise nous appelle à changer de « style » de vie, ce n’est pas tant changer de façon de vivre, que ce qui détermine notre façon de vivre. C’est cela, une conversion. Et comme dans la sexualité, en tous points, nous sommes appelés à vivre le don de nous-même en redécouvrant l’abstinence, la sobriété, l’autodomination, dans tous les domaines de la vie. Dieu veut que nous voulions. Il veut nous sortir de notre consommation effrénée, de notre volonté de tout posséder, des biens de la terre à la vie humaine, en passant par le corps de l’autre. Saint Colomban, que nous fêtons aujourd’hui, incluait dans sa règle de vie une clause de non satiété : à chaque repas, les frères de Saint Colomban avaient pour obligation de cesser de manger avant d’arriver à satiété. Tel était le critère de « consommation » qui témoignait de l’usage de la volonté, et de la maitrise de soi. Par l’exercice de la privation volontaire nous pouvons être un signe pour ce temps de la redécouverte du don de soi. Pour ce temps, et ce monde où la concupiscence est le principal moteur économique, et l’économie le centre névralgique de la vie sociale. Dieu veut que nous voulions, et nous chrétiens, nous avons la lourde responsabilité de montrer le chemin. Dès maintenant, le Seigneur qui vient doit nous trouver non pas à boire et manger avec les ivrognes, mais à donner au monde la nourriture voulue par Dieu (cf. évangile d’aujourd’hui)… à nous donner nous-mêmes en nourriture. Nous ne pouvons pas attendre du monde qu’il change si nous, croyants, nous ne faisons pas les premiers ce sacrifice personnel par le vécu régulier de la sobriété choisie, de la continence, de la privation volontaire. Pas seulement sexuelle, mais dans tous les domaines de la vie quotidienne. C’est difficile, mais ce n’est pas une option, c’est notre vocation.