Je ne viendrai pas manifester dimanche à Paris contre le projet de loi du « mariage pour tous ». Non que je ne le veuille pas. Mais je suis désormais retenu par d’autres obligations.
De la chambre d’hôpital où j’ai passé la semaine, au chevet de mon fils, j’ai ouïe dire que France 2 avait diffusé une émission débat intitulée « L’enfant pour tous » pour parler adoption et procréation médicalement assistée. Je n’arrive pas à savoir comment ils ont osé une émission avec un titre pareil. Je ne comprends plus ce qu’il peut se passer dans l’esprit de nos contemporains pour pouvoir assumer ça.
J’avais dans l’idée que l’enfant est par définition une personne à part entière, et une personne plus vulnérable que les autres. Certes un enfant ne vote pas, un enfant est rarement questionné sur ses orientations sociales, politiques ou même religieuses. On lui pose des interdits et des obligations. On lui dit ce qu’il doit et ce qu’il ne doit pas faire. Tout petit, on organise son environnement sans le consulter. Même au sein de la famille, d’une manière générale, le petit enfant ne vote pas, ne décide pas. Il ne participe à aucune forme de « gouvernement » de la plus petite à la plus grande des organisations sociales dans lesquelles il s’inscrit. Mais cela ne fait pas de lui un esclave ou une chose. Parce qu’à l’enfant on donne, on est là pour lui, on se sacrifie pour lui.
Dans certaines antiques traditions surtout, il arrivait fréquemment que l’on consacre un enfant, le premier né, à Dieu. On faisait un enfant pour Dieu, en un certain sens. Plus souvent, plus naturellement, un enfant portait en lui la responsabilité du renouvellement des générations, de l’espèce, de la nation, du clan, de la famille. Du seul fait d’être là, d’être venu au monde. Alors sans doute, on a toujours fait un enfant « pour quelque chose ». Mais que l’on me pardonne, je ne connais qu’un seul enfant qui soit né « pour tous ». C’est celui de Bethléem, l’agneau de Dieu consacré pour le salut du monde. Et il n’est pas un droit, mais un don. Oui, Noël est bien la célébration de « l’enfant pour tous ».
En ce temps de Noël, parler de « l’enfant pour tous » pour évoquer sous toutes ses formes le « droit à l’enfant » me semble être une perversion dont les générations futures qui s’en sont relevées auront honte pour nous. J’ai honte de notre génération qui fait de la personne vulnérable un simple objet de désir, une chose que l’on fait ou que l’on jette, et bientôt une marchandise. Oui, une chose que l’on fait ou que l’on jette, parce que dans notre société qui a désormais régressé à un tel stade d’inhumanité, on jette l’enfant non conforme aux attentes. Qu’il arrive par surprise et il est avorté. Qu’il s’annonce particulièrement vulnérable, handicapé et économiquement pas rentable pour la société, et cette possibilité d’avortement est élargie jusqu’au terme de la grossesse. Il ne faudrait surtout pas que nous ayons trop à donner à l’enfant ! Alors 9 fois sur 10, quand un handicap est annoncé, on fait disparaitre cet enfant.
Mais puisque l’enfant est à ce point réduit à une chose désirée, on ne voit plus de raisons de ne pas en procurer à tous ceux qui le désirent. On s’assurera sans doute quand même que ceux qui en auront la charge sont en capacité d’en faire un bon agent économique plus tard. Mais qu’importe si ce sont une, deux, trois, quatre personnes, quel que soit leur sexe et la nature de leur union, qui désirent un enfant. Il faut maintenant satisfaire à leur désir, et leur procurer l’enfant. D’une manière ou d’une autre. Ce petit être vulnérable se trouve désormais investi de la charge de devoir combler un manque, satisfaire une envie, être l’aboutissement d’un projet. Ce n’est pas nouveau, et ce n’est certainement pas le projet de loi actuel qui va créer cette situation. C’est vrai. Cette situation existe depuis fort longtemps désormais. Elle existe par les couples stériles qui expérimenteront toutes les techniques médicales possibles pour satisfaire leur désir d’enfant. Elle existe par ceux qui feront le tour du monde pour en adopter un, quitte à le faire de manière clandestine et avec un gros chèque. Elle existe par ces séparations « par consentement mutuel » où l’on se dispute la garde de l’enfant. Et merde, elle existe par moi qui ai dit un jour à mon épouse : « j’ai envie d’un enfant ».
Oui, le désir d’enfant n’a pas attendu un projet de loi pour s’exprimer. Et Dieu sait que je comprends le désir d’enfant. Mais il y a un ordre, une classification, dans le don, que ce projet de loi renverse totalement. L’enfant est vulnérable, donc premier. Et s’il peut donner la satisfaction de ce désir, ce n’est qu’à la condition que nous puissions lui donner plus. Lui donner tout. De l’amour bien sûr, mais aussi un père, une mère, une généalogie, un foyer. Et surtout, derrière tout ça, le sacrifice de notre propre désir. L’essence du don à l’enfant est là. Le don de soi commence par là.
Car le désir d’enfant est par nature un désir à sacrifier. Parce qu’un enfant prend tout, puis un enfant s’en va, un enfant nous quitte un jour. Le désir d’enfant n’est pas un désir à satisfaire, mais un désir à immoler. Il s’en trouve qui seront à sacrifier plus tôt que d’autres, au stade premier de l’envie souvent. Et d’autres qui devront être sacrifiés sur l’autel de l’émancipation, du fameux « l’homme quittera son père et sa mère, et s’attachera à sa femme ». Malheureusement il y aura toutes ces situations où des parents vivront dans l’illusion du don d’eux-mêmes, en n’ayant pas su sacrifier ce désir : du couple stérile (quelle qu’en soit la raison) qui trafique pour avoir un enfant, à tous ceux à qui il faut répéter encore et encore et encore « nos enfants ne sont pas nos enfants ».
Gageons tout de même que personne n’aura à sacrifier son désir aussi parfaitement qu’il fut demandé à Abraham. Car l’épisode biblique de la ligature d’Isaac est précisément là pour nous enseigner ce modèle du désir d’enfant, et comment nous devons y répondre. Oui, contre toute logique apparente, il faut pour avoir une descendance, renoncer complètement à l’enfant (l’offrir en sacrifice à Dieu). Alors ce n’est pas l’enfant qui sera sacrifié, mais seulement le désir (le bélier). Cet enseignement a 3000 ans, et il n’a pas pris une ride. Parce que cet enseignement est éternel.
En matière de vocations et d’épreuves, il n’y a donc pas d’égalité qui tienne. Depuis la chambre d’hôpital où j’écris, je veille un enfant qui porte beaucoup sur ses petites épaules. Il n’est pas le modèle d’enfant que l’on s’attend à avoir : handicapé, quand il n’est pas complètement terrassé par la fièvre comme ces derniers jours, il communique avec nous en criant et nous donnant des coups de poings. Depuis 5 ans il perturbe lourdement notre sommeil. Mais il porte en lui une esthétique de la vie qui brille par sa vulnérabilité, par laquelle chaque sourire est un trésor. Il n’est pas l’idée que l’on se fait de « l’enfant pour tous ». Et pourtant je suis convaincu que la croix qu’il porte sauve aussi le monde.
Depuis la chambre d’hôpital où j’écris, enfin, je vois des médecins se mettre en quatre pour comprendre ce qu’il a, des infirmières, infirmiers et auxiliaires de puériculture d’un dévouement et d’une gentillesse exemplaires ; je croise, dans les couloirs, des parents à la mine inquiète ou fatiguée d’avoir veillé ; j’entends des prières. Dans ce service de pédiatrie, je ne vois personne qui revendique un droit à l’enfant, pour lui ou pour tous. Ce que je vois remet un peu l’humanité à l’endroit, et la porte à bout de bras dans un seul et même cri : « tous pour l’enfant ».