Article initialement paru sur le site Liberté Politique.
Il y a peu de métiers aussi nobles que celui d’agriculteur. Un métier dépositaire d’une dignité particulière, comme le rappelaient nos évêques bretons au moment de la crise du lait en 2009. Pourtant, l’agriculture moderne est la meilleure illustration de ce que peut être une structure de péché. Produire de la nourriture n’est pas une activité comme une autre, elle est primordiale et dispose, à ce titre, de sa symbolique intrinsèque dans l’ordre sacramentel, comme nous le verrons par la suite : une métonymie de toute l’activité économique humaine. Elle est pour ainsi dire comparable à une autre fonction humaine, toute différente, mais également ordonnée au Vivant : l’union charnelle des époux. Pour l’une et l’autre, comme chaque fois que l’essence de la vie terrestre figure la vie du royaume à venir, on est confronté en profondeur au péché.
Jean Ziegler, rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation à l’ONU jusqu’en 2008, a dit : « Sur une planète actuellement capable de nourrir 12 milliards d’habitants, chaque enfant qui meurt de faim est un enfant qu’on assassine. » 1 Il fait ainsi écho à ce passage du Siracide : « Une maigre nourriture, c’est la vie des pauvres, les en priver, c’est commettre un meurtre. C’est tuer son prochain que de lui ôter sa subsistance, c’est répandre le sang que de priver le salarié de son dû ». Or l’agroécologie est une réponse à la culture de mort présente dans le modèle d’agriculture mis en place depuis un demi-siècle.
Au plan technique, l’agroécologie s’efforce de remplacer peu à peu les agrosystèmes par desécosystèmes, ou du moins à s’en rapprocher le plus possible, en s’inspirant du fonctionnement naturel de ces écosystèmes. Au plan socio-économique, elle vise à augmenter et mieux répartir la production agricole, autant les exploitations que leurs produits, à redonner plus d’autonomie financière aux paysans, et à créer de l’emploi via un processus de désindustrialisation. Au niveau politique, elle dénonce le fonctionnement des marchés agricoles, en particulier le dumping opéré par l’UE 2 ou encore la promotion de cette catastrophe écologique et alimentaire que sont les agrocarburants. Ceux-ci reviennent à faire le choix de « nourrir » le parc automobile mondial, plutôt que les populations humaines les plus vulnérables, en convertissant des milliers d’hectare d’exploitation utiles à la production de denrées alimentaire en juteuses raffineries d’un nouveau genre. Au niveau culturel, l’agroécologie favorise la diversité de production, via l’interdépendance des productions avec leur environnement local (comme pour le vin et ses différents cépages). Elle permet aussi de ne plus négliger la qualité et l’hygiène alimentaire, et de lutter par exemple contre l’obésité croissante dans nos sociétés occidentales. Une pathologie alimentaire qui va de pair avec la malnutrition chronique dans certains pays sous-développés ou en voie de développement.
Aujourd’hui promue par Olivier De Schutter, successeur de Jean Ziegler au conseil des droits de l’homme de l’ONU depuis 2008, l’agroécologie se présente comme un « mode de développement agricole qui n’entretient pas seulement des liens conceptuels solides avec le droit à l’alimentation mais qui a aussi produit des résultats avérés, permettant d’accomplir des progrès rapides dans la concrétisation de ce droit fondamental pour de nombreux groupes vulnérables dans différents pays et environnements. » 3 S’inspirant de nombreux travaux scientifiques, Olivier de Schutter, comme son prédécesseur, et comme nombre de personnes engagées dans la défense d’une agriculture paysanne, ou encore nombre d’altermondialistes, dresse en filigrane de son rapport un triste bilan de la révolution verte.
Si nous nous sommes convaincus pendant des années que la révolution verte était la réponse à toutes nos espérances, pour lutter contre la famine, développer l’économie et même doper la démographie 4, force est de constater que la pomme cachait un gros ver et quantités de moisissures. A la satisfaction du serpent, nous avons croqué dedans à pleines dents et la mort est entrée dans nos sols. L’agriculture moderne, dont nous avons vénéré la prolifique équation 5 comme on vénère un veau d’or, est l’exemple type d’un capitalisme irresponsable et d’un productivisme assassin. Du point de vue scientifique, les agronomes, géologues et microbiologistes sont unanimes : nos sols sont morts. Claude Bourguignon, ingénieur agronome (INAPG) et docteur ès sciences microbiologie, n’est ni plus ni moins alarmiste que la majorité de ses confrères aujourd’hui : « la catastrophe du crétacé est ridicule en comparaison de ce qui est en train de se produire » 6. Pourtant nous continuons à produire, mais comment ? Au prix d’une dépendance à des semences hors de prix dont la fourniture est monopolisée par quelques multinationales, à des intrants chimiques tout aussi onéreux, et à un système d’irrigation qui épuise nos nappes phréatiques 7. La réalité bien connue des spécialistes des sols aujourd’hui, c’est que nous cultivons un désert virtuel. Il n’a pas l’aspect du Sahel, mais il en a toutes les caractéristiques biologiques. Nous n’arrivons encore à y faire pousser quelque chose que par l’utilisation massive des engrais chimiques et une consommation outrancière de nos nappes phréatiques. « Nous ne faisons plus de culture en Europe aujourd’hui, nous gérons de la pathologie végétale » 8. Le compactage des sols empêche désormais l’eau d’y entrer, provoquant érosion et inondations, au point que nous connaissons pour la première fois de l’histoire des inondations en période sèche ! Disparues, les centaines de variétés de fleurs sauvages qu’on voyait dans nos champs ! Dévasté, ce monde inconnu qu’est la faune des sols, ces petits acariens, vers, cloportes ou autres myriapodes qui jouent un rôle absolument vital pour la régénération et l’aération des sols, massacrés à coup de pesticides, d’engrais et de labours violents ! Nul besoin de préciser les ravages, en termes de pollution, que constitue ce mode de production, comme les impacts sur notre santé qu’il entraîne. Il n’est que d’évoquer encore la réduction drastique de la diversité alimentaire :
Aujourd’hui sur les rayons de supermarchés, 5 variétés de pomme représentent 92% du marché européen, 3 variétés de poires font 90 % des ventes. Cette tristesse des étalages contraste avec le catalogue de pomologie de 1903, son incroyable richesse et la beauté poétique de ces noms de poires : apolline, beau présent d’Artois, bergamotes de Pâques, chat brûle, cuisse-dame, migonne d’hiver, musette d’automme, pastorale rousseline… ou de pommes : agréable de capron, chaire douce, favorite des demoiselles, pépin d’or ananas, reinette amande, royale rayée… ou de prunes : azure hâtive, brignole violette, damas d’hiver, louise brune, pourprée impériale, reine-claude azurée… » (Le sol, la terre et les champs, Claude et Lydia Bourguignon).
Aujourd’hui, pour certains, il devient difficile d’appeler encore nourriture ce qui arrive dans nos assiettes. Phrase cynique mais Ô combien réaliste que celle de Pierre Rabhi, pionnier de l’agroécologie : « ce n’est plus bon appétit qu’il faut nous souhaiter quand nous passons à table, mais plutôt bonne chance » 9.
On pourrait lire dans tout cela du catastrophisme. Ce serait vrai, si on s’arrêtait à ce constat. Contentons-nous juste d’être alarmistes, et remplis d’espérance pour la suite. Pourquoi ? Parce que les solutions à mettre en œuvre sont tout aussi connues qu’est mal connue – ou délibérément voilée- la désastreuse situation d’aujourd’hui. Il y a d’abord les solutions pour redonner vie à nos sols et redonner à l’activité agricole sa rentabilité, pour ne pas dire sa dignité : en réapprenant comment se passer des engrais et pesticides chimiques, en rompant le processus infernal du monopole sur les semences, pour la plupart non reproductibles, et en réapprenant comment se conçoit une configuration écosystémique des exploitations peu consommatrice en eau et respectueuse de la biodiversité. Recycler les déchets végétaux en humus pour nourrir la terre ; mettre en place des haies vives et replanter massivement des arbres pour drainer les sols et là encore les nourrir en humus ou encore les protéger grâce aux litières forestières ; réapprendre à développer une faune collaborative, permettant de lutter contre les parasites en lieu et place des pesticides ; ouvrir de larges bassins de récupération d’eaux de pluie, etc… Des mauvaises langues pourraient y voir là une nostalgie passéiste, des remèdes de grand-mère. Pour reprendre l’analogie que nous faisions en introduction, avec l’union charnelle des époux, nous pouvons dire aux catholiques qui ont lu Humanae Vitae, et ont compris depuis longtemps que les méthodes naturelles de régulation des naissances n’étaient pas une résurgence moyenâgeuse, mais au contraire la fine fleur de l’intelligence humaine mise au service de la compréhension de sa nature, qu’il en va de même pour l’agroécologie.
L’Eglise est la première à louer et à recommander l’intervention de l’intelligence dans une œuvre qui associe de si près la créature raisonnable à son Créateur, mais elle affirme que cela doit se faire dans le respect de l’ordre établi par Dieu. (Humanae Vitae, §16)
C’est précisément grâce aux progrès scientifiques, à la connaissance précise des sols et des mécanismes du vivant, que ces techniques respectueuses de l’homme et de la nature sont testées et approuvées ; rationnellement ; intelligemment. Comme il y a dans l’agriculture industrielle le même détournement des mécanismes de fécondité que dans les logiques contraceptives, eugénistes et malthusiennes, il y a dans l’agriculture responsable la même démarche que dans la paternité responsable. Celle qui met en jeu l’intelligence et la volonté.
Par rapport aux processus biologiques, la paternité responsable signifie connaissance et respect de leurs fonctions: l’intelligence découvre, dans le pouvoir de donner la vie, des lois biologiques qui font partie de la personne humaine. Par rapport aux tendances de l’instinct et des passions, la paternité responsable signifie la nécessaire maîtrise que la raison et la volonté doivent exercer sur elles. (ibid. §10)
Mais l’agroécologie n’est pas seulement un système de culture bio. C’est une vision globale pour le développement de l’homme. Quelque chose qui rejoint ce que la doctrine sociale de l’Eglise enseigne : le développement intégral de l’homme. C’est pourquoi elle est aujourd’hui étudiée dans les organisations pour le droit à l’alimentation et au développement : parce qu’elle pose des principes et des enjeux économiques fondamentaux.
Pour commencer, la dépendance alimentaire est un facteur déterminant de la faim dans le monde. Elle pourrait dans les années à venir créer des pénuries dramatiques y compris dans les grandes métropoles du Nord. Ce qui vaut pour les déserts, vaut également pour les grands centres urbains. L’éloignement d’avec les exploitations agricoles rend la situation alimentaire des populations de ces centres urbains dépendant de longs circuits de distribution, toujours plus coûteux et probablement peu pérennes. Avec un peu de recul, on réalise sans peine que la moindre catastrophe sociétale ou environnementale, sans même parler du pic de pétrole, peut provoquer par exemple une famine dramatique sur toute l’île de France. Pour cette raison, l’agroécologie est une réponse vitale : elle relocalise, met fin à la monoculture, aux grandes spécialisations régionales, réintroduit la diversité locale, réassocie culture et élevage, se délivre de la dépendance financière aux intrants chimiques et aux semences, etc… Bref, elle est une contribution majeure à l’autonomie alimentaire.
Peut-être faut-il justement rappeler que l’une des tragiques conséquences de la révolution verte fut de transformer une agriculture vivrière en agriculture commerciale et financière. La spéculation sur les matières premières alimentaires n’en est qu’une conséquence, une expression paroxystique de l’absurde. Mais bien avant cela, l’agriculture industrielle, c’est d’abord une manne pour les grands propriétaires terriens et pour les multinationales distributrices de semences, aux dépens des producteurs locaux. Le monde agricole est le milieu professionnel qui connaît l’un des plus forts taux de suicide actuellement, chez nous. Bien plus que chez France Telecom. Comment expliquer que la production agricole des pays du sud, où l’on souffre de la famine, se retrouve dans nos assiettes occidentales ? Pour reprendre un exemple de Jean Ziegler : le pain suisse est produit aux 4/5 à base de céréales en provenance de l’Inde… où 300 millions de personnes souffrent de malnutrition chronique. Le marché agricole est tel que les producteurs africains sont poussés à exporter leur production vers l’Europe ou les Etats-Unis plutôt que de nourrir les populations locales, qui meurent de faim. Paradoxalement, nos pays riches exigent des prix toujours plus bas, au point qu’aujourd’hui la tonne de blé, fruit d’un vrai travail de production essentiel à l’alimentation humaine, coûte moins cher que la tonne de sable qui sert à déneiger nos routes. Face à ce désastre économique que représente l’agriculture industrielle, et comme le décrit longuement Olivier de Schutter dans son rapport aux Nations Unies, l’agroécologie a prouvé rationnellement et empiriquement, par les expérimentations qui ont été faites notamment en Afrique, qu’elle permet d’accroître la productivité au niveau local, de réduire la pauvreté rurale, de contribuer à l’amélioration de la nutrition, d’adapter les populations aux changements climatiques, de renforcer la cohésion sociale, de redonner une vraie place et une véritable autonomie aux femmes dans l’agriculture, etc… Une fois mise en œuvre, les rendements en sont décuplés et pérennisés. Source d’une manne d’emplois considérables, dans la mesure où le respect des sols requiert plus de travail humain, pour un meilleur rendement au mètre carré, socialement organisée de telle sorte qu’elle recrée du lien entre les personnes et les communautés, en même temps qu’est réduit le gaspillage du fait du raccourcissement des circuits de distribution, l’agroécologie est aujourd’hui la solution pour nourrir non seulement tous les habitants de notre planète, mais également les générations à venir.
Alors pourquoi attendre ? Pourquoi tout cela ne se généralise-t-il pas ? C’est le propre des structures de péché : il faut quelques héros pour montrer la voie, du courage et, osons le dire, de la foi, pour la plupart des acteurs du milieu, une prise de conscience des consommateurs que nous sommes, et une vraie volonté politique pour agir en profondeur, en éduquant, en faisant collaborer, dans un souci de subsidiarité, les professionnels de terrain à cette nouvelle révolution. Il faut aussi lutter contre la pression d’une poignée de « puissants » qui profitent de ce système. Car au fond, il ne s’agit ni plus ni moins que de délivrer l’agriculture, certes des mauvaises habitudes, mais aussi de l’emprise cupide de ceux qui spéculent et capitalisent sur les corps décharnés de millions d’hommes, de femmes et d’enfants. Comme nous l’explique Dominique Guillet 10, menée de main de maître par les entreprises Ford et Rockefeller, la révolution verte n’avait de vert que la couleur du dollar. C’est pourquoi cette révolution-là, celle de l’agroécologie, ne peut que les effrayer par la menace qu’elle constitue pour l’ensemble du modèle économique actuel dans lesquels ces borgnes sont nos rois. Les récentes études scientifiques menées sur l’éventualité d’une transition mondiale à l’agriculture biologique 11 ont démontré finalement que la production mondiale augmenterait considérablement… au prix d’une baisse de production en Europe et aux Etats-Unis, le temps des quelques décennies nécessaires pour revitaliser nos sols ; et d’une augmentation considérable de la production agricole en Afrique. Car contrairement à ce que l’on pourrait croire, les techniques agroécologiques ont prouvé qu’elles pouvaient faire « reculer le désert ». Il est possible de cultiver en Afrique, et même de cultiver avec des rendements qui feraient saliver certains de nos exploitants occidentaux. L’effet de vase communiquant, que l’on fait tout pour retarder, est évident.
Nous disions en introduction que l’agriculture était une métonymie de toute l’activité économique, et qu’elle exerçait une fonction sacramentelle particulière. Revenons au récit biblique : « Le Seigneur Dieu prit l’homme et le conduisit dans le jardin de l’Éden pour qu’il le cultive et le garde » (Gn 2, 15). Comme nous n’avons pas une lecture fondamentaliste des Ecritures, nous comprenons qu’il y a dans ce jardin une symbolique particulière. Une métaphore de la nature humaine, et notre vocation à la cultiver par notre activité, en demeurant toujours en adéquation avec cette nature qui nous est donnée. Blessé par le péché, l’homme est ensuite livré à cette malédiction divine : « Maudit soit le sol à cause de toi ! C’est dans la souffrance que tu en tireras ta nourriture, tous les jours de ta vie » (Gn 3, 17). Laissons à l’herméneutique le soin d’extirper des métaphores les enseignements anthropologiques et peut-être eschatologique de cet aspect de la chute, et de savoir en quels termes notre Seigneur Jésus nous en a délivré. Contentons-nous de constater que ce signifiant biblique du jardin, de sa culture, et de la malédiction sur le sol et le travail de la terre, est tout à fait incarné dans l’agriculture. Voilà qui fait de l’agriculture une activité proprement sacramentelle, et lui confère, nous le disions, une dignité particulière. On pourrait l’oser dire « liturgique » de vocation. Il n’est d’ailleurs que de voir dans l’ancienne alliance comment chaque fête d’institution divine correspond tout à la fois à un temps liturgique et un temps agraire, lieu d’une mystérieuse rencontre entre la vie spirituelle du peuple de Dieu et sa vie terrestre. Ce faisant, comme le fait de « gagner son pain » est une figure du fait de travailler pour se nourrir en général, le travail agricole bien qu’étant une activité bien réelle, est aussi symbolique de toute l’activité économique. Parce qu’elle est première, et même prototype de l’activité économique. Elle est métonymique au sens propre, parce qu’elle décrit, par ce qu’elle est, ce qu’est toute notre activité économique, qu’elle peut résumer à elle seule.
Voilà qui nous permet de considérer l’agriculture, au plan économique, comme un cas d’école. Les conclusions qu’elle nous invite à tirer sont révolutionnaires pour notre économie. Parce qu’elle illustre que la concentration des propriétés d’exploitation et la dissociation du capital et du travail humain, en un mot ce qu’on appelle l’industrialisation sur le mode capitaliste, conduit au gaspillage, à de profondes inégalités dans les distributions comme dans la répartition du travail, et à l’arrêt à terme de cette activité du fait de la mort des ressources. En l’état, le modèle économique que nous lui avons appliqué l’a déjà fait aller bien au-delà de la malédiction biblique. Une activité à ce point industrialisée a-t-elle encore quelque chose à voir avec le fait de « cultiver le jardin » ? Aussi l’agriculture est-elle la démonstration par A+B que le modèle capitaliste tel que nous le décrivons ici est mortifère, et que notre application des économies d’échelle est une impasse dramatique, à long terme. Si l’Eglise a dénoncé en son temps les latifundia en même temps que la révolution verte dans sa quasi-globalité 12, nous constatons aujourd’hui que la production terrienne souffre de ce que les hommes ont cru pouvoir s’approprier les biens de la terre égoïstement, plutôt que de la cultiver humblement au service de tous. Nous devons réapprendre le fait que la terre est à tous, qu’elle se cultive de manière raisonnée et responsable, et que sa finalité n’est pas commerciale mais vivrière. Dans les faits, l’application du modèle capitaliste et productiviste à l’agriculture est un échec que nous allons payer au prix d’une douloureuse conversion. Parce qu’en premier lieu, elle passe par une redistribution, volontaire ou forcée, des biens accaparés par certains, mais aussi une redistribution du travail, et donc des revenus individuels d’exploitation. Nul totalitarisme ici, mais une règle simple que la doctrine sociale de l’Eglise nous enseigne : le droit à la propriété privée, clef de voûte du capitalisme, n’est pas un droit absolu. Il est subordonné au principe de la destination universelle des biens. Toute appropriation aux dépens du bien commun devient de facto illégitime.
Pour l’aspect volontaire, les initiatives de transitions qu’entreprennent les héros d’aujourd’hui, les obligent à connaître quelques années d’un difficile purgatoire. Nous ne pouvons qu’admirer leur courage. Pour ceux qui l’ont fait, il apparaît que les fruits d’un retour à une sobriété joyeuse sont aussi abondants que ce que le Seigneur promet à ses ouvriers : en redécouvrant qu’il est préférable de partager ses revenus avec des collaborateurs plutôt qu’avec des machines ou des engrais, c’est tout un tissu social qui se recrée. Cela vaut également pour les rapports entre producteurs et consommateurs : la vente directe permet par exemple au consommateur de prendre plus conscience de la valeur des produits, du travail qu’ils supposent, et être plus responsable dans sa consommation, du fait que derrière les produits il y a désormais un visage humain. De même pour le producteur qui se trouve automatiquement plus en phase avec son marché. Pour beaucoup, la prise de conscience est là, mais la réalité quotidienne les maintient dans la dépendance d’un système qui donne l’illusion d’être encore le seul moyen de survivre grâce à leur activité. Un agriculteur nous dira par exemple : « Planter des arbres pour drainer et protéger la microbiologie des sols, c’est très bien… mais on ne peut pas se passer d’ensileuse, et quand l’ensileuse est à 500 euros de l’heure, tu fais vite le calcul de ce que ça coûte de contourner un arbre de plus. ». Autrement dit, une machine coûtant le salaire de cinquante hommes dicte les règles mécaniques de production.
Quant à la « conversion forcée », structurelle, elle doit toujours pouvoir se passer dans la bienveillance à l’égard de tous. Aussi cette révolution, sans une politique économique de soutien clairement dirigée dans ce sens, ne reposant que sur l’héroïsme de certains, risque de déboucher sur une véritable guerre. Mais nous ne pouvons pas exclure les nécessaires recours à la coercition d’autorités de régulation, ou pour le dire autrement, l’institution d’une sorte de police économique, ou de police des marchés. Nous avons déjà, en France, des institutions calibrées pour agir, avec les SAFER 13, par exemple pour réguler la répartition des surfaces cultivables entre exploitants et soutenir, depuis le Grenelle de l’environnement, des modes de production plus respectueux de l’environnement. C’est malheureusement très insuffisant. Il reste à orienter clairement les missions de service public dans le sens d’une nouvelle révolution « doublement verte » conduisant à moraliser toute la chaîne. L’une des mesures les plus facilement applicable, c’est d’en finir avec cette absurdité d’avoir un label « bio ». On n’affuble pas nos médicaments d’un label « testé » pour certains, tandis qu’on laisserait se déployer sur les étals de nos officines toutes sorte de décoctions produites sauvagement. Il y a bien, nous l’avons vu, des pratiques agricoles dangereuses, et trop largement répandues. Elles doivent être interdites. Appliquons donc l’interdiction dont sont déjà frappé en France les semences OGM aux intrants industriels. Par ailleurs, parmi les axes de moralisation socio-économique, nous pouvons nous inspirer très largement du modèle existant des AMAP 14. La recette est somme toute assez révolutionnaire. Vous mettez autour d’une table des producteurs et des consommateurs locaux, et vous faites vos calculs sur le modèle d’un bilan comptable. Vous comptez d’un côté les revenus et charges des producteurs, et vous en déduisez dans la colonne d’à côté le montant que devront se partager les consommateurs pour être nourris par lesdits producteurs. Les consommateurs deviennent donc en quelques sortes actionnaires de l’exploitation dont ils sont clients. Tandis que l’exploitant qui a ainsi de quoi vivre et investir selon l’accord passé, et la garantie contractuelle de la fidélité de ses clients, a aussi la responsabilité en retour de fournir régulièrement à ses clients-actionnaires, le fruit de son exploitation. On pourrait y voir une réforme simplement originale du capitalisme, mais admettons qu’il s’agit là d’une conversion totale au regard de l’orientation qu’a pris notre application du capitalisme.
Nous l’avons vu : si actuellement des conversions se mettent en place, c’est principalement du fait du courage de quelques producteurs et consommateurs, ici ou là. Du courage, c’est précisément ce qu’il faudrait maintenant à la classe politique pour entériner cette conversion à grande échelle. Et pour l’heure, de courage elle n’en a malheureusement pas fait montre d’une once. Prions et espérons le rapide avènement de cette vertu politique, dont le chemin, les recettes et documentations sont déjà tracées par quelques témoins. Notre modèle doit être converti, comme nous devons être convertis. C’est là toute la caractéristique d’une structure de péché. Le mal économique est structurel, et demande à la fois conversion personnelle et conversion structurelle.
Notes:
- Voir le documentaire We feed the world, de Erwin Wagenhofer, 2005. ↩
- Dumping favorisant nos exportation vers l’Afrique aux dépends des producteurs locaux. ↩
- Rapport de la 16ème session du conseil des droits de l’homme à l’assemblée générale des Nations Unies, 20/12/2010 ↩
- Au point qu’en 1970, on décerna à Norman Borlaug, qualifié de « père » de la révolution verte, le prestigieux prix Nobel de la paix. ↩
- Utilisation de variétés de semences à haut rendement + intrants chimiques + forte irrigation ↩
- Claude Bourguignon, dans le documentaire Alerte à Babylone de Jean Druon, 2005. ↩
- Sans doute avons-nous perdu la mesure, au fil du temps, qui nous permettait de différencier le fait de puiser et d’épuiser. ↩
- Claude Bourguignon, dans le documentaire Alerte à Babylone de Jean Druon, 2005. ↩
- Voir Solutions locales pour un désordre global, de Coline Serreau ↩
- Président fondateur de Kokopelli, association qui milite pour la sauvegarde de la biodiversité des semences, distribue des semences potagères partout dans le monde, tout en formant de nombreuses communautés villageoises à l’autosuffisance alimentaire. Cf. Solutions locales pour un désordre global, de Coline Serreau. ↩
- Recherches menées cette dernière décennie par l’équipe de Catherine Badgley, de l’université du Michigan, en prenant non plus comme étalon le rendement des cultures bio en Europe ou aux Etats-Unis dont les sols sont morts, mais celui des pays les moins développés, dont les sols ont moins souffert de l’agriculture intensive. ↩
- Note du conseil pontifical « Justice et Paix » : Pour une meilleure répartition de la terre, 1997. ↩
- Sociétés d’Aménagement Foncier et d’Etablissement Rural ↩
- Associations pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne ↩
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Voilà des réflexions proprement révolutionnaires, au sens premier du terme. Mais je trouve la conclusion inadéquate : faut-il donc toujours tout attendre des politiques? Ceux-ci sont-ils donc responsables de tous nos malheurs? Il y aurait donc un « bon peuple » et des « méchants » gouvernants? Bien sûr que non!. Comme le disait l’Abbé Pierre lorsqu’on lui demandait ce qu’il pensait des hommes politiques : »Tant que nous choisirons les élus parmi les électeurs il y aura la même proportion de gens honnêtes et de gens malhonnêtes ».
Mettre en cause l’industrie agroalimentaire et son caractère productiviste met les Bretons avec leurs bonnets rouges dans la rue. La volonté de changement, universellement souhaitée, se heurte à notre besoin d’argent, de pouvoir d’achat, qui nous permet de ne pas nous « appauvrir » ni d’être socialement « déclassés ». La véritable révolution est à faire d’abord dans les esprits et consisterait, dans un premier temps, à accepter de vivre simplement, en satisfaisant des besoins matériels et sociaux simples. « Pauvrement » diraient les Évangiles.