Problème de méthodes

By | 28 février 2015

Attention, ça pique un peu…

Supposons qu’il ne subsiste dans quelques siècles qu’une douzaine de films de l’ensemble des westerns réalisés à Hollywood. Etudiant le cinéma du XXe siècle et visionnant les films en question à l’aide d’un projecteur archaïque savamment reconstitué, nous observons une particularité récurrente : dans onze de ces films, le shérif, héros de l’histoire, témoigne d’une même particularité neurologique – un réflexe foudroyant de la main droite. Confronté à ses adversaires, il se montre, en quelque situation que ce soit, infaillible dans l’art de dégainer et de faire feu avant tous ceux qui avaient leurs armes pointées vers lui. Mais il se fait que, dans le douzième film, le shérif a le bras droit paralysé ; au lieu d’un revolver, il est armé d’une carabine qu’il porte en bandoulière. On l’avouera : il est hautement improbable qu’il ait existé onze individus, tous shérifs, dotés du même réflexe – encore qu’il se trouvera sans doute un chercheur pour suggérer que la fonction de shérif était généralement occupée, dans l’ouest d’autrefois, par une caste héréditaire dont c’était là le caractère génétique. Les scientifiques se partageront dès lors en deux tendances. La première, majoritaire, supposera qu’il a existé un « western-source » (désigné par la lettre Q), lequel a été imité ou reproduit de façon imparfaite par toute une série de versions (Q1, Q2, etc. – à savoir des films qui ont été visionnés). La seconde opinion, minoritaire et d’orientation plus spéculative, préférera émettre l’hypothèse de l’existence d’un ancien mythe indien de Californie voulant qu’un dieu céleste ait combattu ses adversaires par l’éclair, mythe dont les films étudiés représentaient des adaptations séculières. Quant au douzième film, les deux écoles s’accorderont pour l’attribuer à une autre tradition cinématographique.

Le facteur déterminant que ces hypothèses strictement historiques n’envisagent aucunement est évidemment celui de l’incidence d’une convention. En spectateur contemporain des westerns du XXe siècle, nous percevons immédiatement cet élément conventionnel, sans éprouver le besoin de le nommer comme tel. Le plaisir que nous ressentons à voir un western est dû pour une part à cette aura d’invincibilité qui entoure le héros, si redoutable que soient les dangers qui le menacent. Toujours à même de se révéler plus viril que les malfrats qui le défient, il a dans son invariable et foudroyante réaction comme le gage de sa virile suprématie. De notre point de vue, la récurrence du personnage du shérif au réflexe foudroyant n’est nullement une énigme à éclaircir, elle est au contraire la condition nécessaire pour qu’un western soit un western. Grâce à notre familiarité avec cette convention, nous sommes à même de percevoir le sens du douzième film dont le statut d’exception ne peut qu’échapper à l’historien enfermé dans sa méthode. Nous saisissons en l’occurrence que la convention du héros au réflexe foudroyant est présente dans ce film du fait même qu’elle s’y trouve délibérément omise. De ce shérif apparemment dépourvu de l’équipement nécessaire à son rôle, nous saluons la volonté et l’héroïcité : de la gauche et avec une carabine, voilà qu’il parvient à s’inscrire dans la légende des tireurs de l’Ouest.

Robert Alter, L’art du récit biblique, éd. Lessius, 1999, pp. 70-71

3 thoughts on “Problème de méthodes

  1. pepscafe

    Bonsoir,

    merci pour ce billet très original et fort intéressant !
    Reste à trouver une application biblique pratique…
    Sinon, un western particulièrement apprécié, de votre part ?

    A noter, cf le roman « Little big man »(qui a inspiré le film éponyme)que pour rétablir la vérité des histoires de duels au révolver, il importe de diviser le nombre d’adversaires en deux et de rappeler que « le haut fait d’arme » a généralement eu lieu lors d’une embuscade ! ;-)

    En Christ,
    Pep’s, également amateur de westerns(j’en ai chroniqué un ou deux ici : https://pepscafeleblogue.wordpress.com/2013/05/14/qui-peut-payer-le-prix/ ; https://pepscafeleblogue.wordpress.com/2013/06/13/quelles-sont-tes-motivations-pour-agir/

  2. Charles-Marie

    Je suis écroulé de rire…

    Le coup du mythe indien de Californie est particulièrement savoureux, le coup de la caste héréditaire n’est pas mal non plus.

    Comme quoi l’originalité de l’évangile de Jean continuera longtemps à faire couler de l’encre!

    long PS totalement hors-sujet : partage biblique vendredi soir autour de l’Evangile de dimanche. Tes articles sur le lien soukkot/hanouka et la nuée m’ont un peu manqué (je n’ai pas retrouvé les pages).
    Je me faisais la réflexion que l’absence d’un équivalent de soukkot dans les fêtes chrétiennes n’était pas tant à trouver aux Rameaux que liée à la discrétion de la fête de la Transfiguration. Le 6 août, contrairement au 15, n’est pas férié etn’est « que » fête obligatoire, les gens sont pris dans les soucis de l’été et dans les changements de rythme que les vacances induisent.
    Les choses évoluent (rapprochement avec les églises orientales, mystères lumineux), à quand un camp d’été ayant comme point d’orgue la fête de la Transfiguration? :))

  3. Pneumatis Post author

    Bonjour,

    @ pepscafe: je ne suis pas un grand connaisseur de westerns. En réalité, c’est surtout la réflexion narrative, ici, qui m’intéresse.

    @ Charles-Marie: le western-source (Q), tu avoueras que ça pique fort aussi, hein ! Sinon, pour ton PS, je suis désolé : en effet, ce sont des articles que j’ai mis en sommeil, parce que je suis en plein travail de réécriture, que je ne suis pas satisfait de ce qu’il y a dedans, mais que je voudrais en exploiter les idées pour ce que j’écris actuellement. Ceci dit, si tu es d’accord, je serai ravi de t’envoyer des choses à relire :)

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.