Dans le billet précédent, nous avons juste commencé de découvrir le texte des dix plaies (ou dix prodiges), en l’abordant par les extrémités. Nous avons vu qu’il n’était pas facile à délimiter, que tel le bâton de Moïse changé en serpent (Ex 4,3), il avait plutôt tendance à faire fuir les bonnes volontés. Bien que nous ayons fait commencer notre lecture en Ex 6,28, il ne m’apparaît pas opportun de commenter en profondeur le prologue qui va jusqu’à Ex 7,7 – pas tout de suite, en tout cas. Ce que je te propose, c’est de faire une lecture suivie des différents épisodes de la saga, puis ensuite, porter un nouveau regard d’ensemble sur le texte. Alors, je pense que nous aurons l’occasion de revenir sur ce prologue au moment de cette relecture globale.
Traduction de l’épisode (Ex 7,8-13)
Pour l’instant, entrons plutôt dans le vif du sujet, avec la lecture du pilote de la série : le bâton qui fut un dragon. Pour bien commencer, voici la traduction que je te propose :
8 Et il dit, YHVH, à Moïse et à Aaron, pour dire : 9 Car il parlera à vous, Pharaon, pour dire : donnez pour vous un prodige [ 1 ]. Tu diras à Aaron : prends ton bâton, et jette à la face de Pharaon, il sera un dragon. 10 Et il vint, Moïse et Aaron, vers Pharaon, et ils agirent bien comme avait ordonné YHVH, et il jeta, Aaron, son bâton à la face de Pharaon et à la face de ses serviteurs, et il fut un dragon. 11 Et il appela, de même Pharaon, les sages et les enchanteurs, et ils agirent, les magiciens de Mitsraïm, par leurs sortilèges, aussi bien. 12 Et ils jetèrent, un homme [ 2 ], son bâton, et ils furent des dragons. Et il avala, le bâton d’Aaron, leurs bâtons. 13 Et il fut fort le cœur de Pharaon et il n’écouta pas eux, comme avait parlé YHVH.
Ce passage, malgré sa brièveté, est riche d’enseignements. En attendant, il pose plusieurs questions, dont la première qui doit te tarauder un petit peu, est liée au peu d’habitude que l’on a de la représentation induite par la traduction que je te propose.
« Et il fut un dragon ? »
Alors, nous n’allons pas tergiverser plus longtemps : il me faut expliquer pourquoi ce que l’on traduit souvent par « serpent » est ici traduit par dragon. En hébreu, « serpent » se dit נָחָשׁ (nah’ash). Or ici, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Le mot-clé est תַּנִּין (tanin), qui désigne, entre autre, les « grands monstres marins » ou « grands serpents de mer » que Dieu créa au cinquième jour (Gn 1,21). Il est parfois traduit par « dragon », comme dans le Ps 91,13, par la TOB, la BJ ou encore la nouvelle traduction liturgique. La BJ traduit encore le terme par « dragon » en Jr 51,34, pour parler de Nabuchodonosor, roi de Babylone. Enfin, si la BJ parle de « crocodile » quand le mot se présente en Ez 29,3 et Ez 32,2, pour justement désigner cette fois le roi d’Egypte, la TOB et la nouvelle traduction liturgique lui préféreront encore la traduction « grand dragon » : « Me voici contre toi, Pharaon, roi d’Égypte, grand dragon tapi parmi les bras du Nil ; tu as dit : il est à moi, le Nil, c’est moi qui l’ai fait. » (Ez 29,3 – TOB).
Cette traduction du mot תַּנִּין (tanin) rend bien compte de l’aspect monstrueux et mythique de l’animal dont il s’agit. En revanche, car il faut bien une lacune, il rend moins bien, pour nous aujourd’hui, le caractère « maritime » de la bête : car c’est un monstre des eaux, créé avec tout ce qui grouille dans la mer. Et c’est important pour la suite, nous allons le voir. Alors, sans vouloir m’éterniser sur le sujet, idéalement il faudrait parler de « grand serpent de mer », mais j’avoue avoir quelques réticences à traduire un mot hébreu par quatre mots français. Et si j’ai hésité quelques secondes à introduire ici un « Mosasaure » ou autre reptilien géant en « -saure », je me suis finalement dit que « dragon » ce n’était pas si mal.
Surtout, il y a un tanin du cinquième jour de la Création, qui est aussi serpent (nah’ash), et qui est bien connu de la tradition biblique. Il s’agit de celui qui se nomme Léviathan : « Ce jour-là, il portera, YHVH, son épée dure, et grande et forte, sur Leviathan, serpent (nah’ash) fuyant, sur Leviathan, serpent tortueux, et il tuera le dragon (tanin) qui est dans la mer. » (Is 27,1) Alors, je me rends bien compte que lorsqu’on essaie de se représenter la scène, visuellement j’entends, on peine à s’imaginer un concours de bâtons se transformant en grands serpents de mer à la cour de Pharaon. Si bien que, peut-être, pour la scénographie, te faudra-t-il te contenter d’un serpent ou, à la rigueur, d’un crocodile. Et puis ça coûte moins cher en effets spéciaux.
De toute façon, au risque de me répéter, la question n’est pas savoir « comment cela s’est réellement passé ». Il s’agit plutôt d’avoir à l’esprit le caractère monstrueux et mythique de l’animal, pour entrer dans la grandeur du prodige et de sa signification. Il faut surtout se représenter Léviathan, pour comprendre que ce prodige nous renvoie aux origines du monde, dans les eaux primordiales, et pour saisir que le narrateur met en scène quelque chose d’un combat eschatologique, au même titre que l’Apocalypse de Jean : « Oui, il fut rejeté, le grand Dragon, le Serpent des origines, celui qu’on nomme Diable et Satan, le séducteur du monde entier. Il fut jeté sur la terre, et ses anges furent jetés avec lui. » (Ap 12,9 – Nouvelle Traduction Liturgique). Il en est ainsi du bâton d’Aaron, jeté à la face de Pharaon. Bien sûr, dans la scène qui fait s’affronter Aaron aux magiciens de Pharaon, nous ne sommes pas placés devant le grand Dragon de Ap 12,9 3, ni plus que celui d’Is 27,1 (cf. plus haut). Mais nous sommes mis en contact avec ce qu’il signifie, tout droit sorti de la Genèse, des profondeurs de ce qui précède l’homme, pour comprendre quel genre d’affrontement est mis en scène ici : le combat eschatologique de Dieu contre le monstre originel.
Voilà pourquoi, entre autre, on serait mal avisé de ne pas compter cet épisode dans notre liste de prodiges. Finalement, le seul trait qui permettrait de distinguer ce premier prodige des suivants, c’est le fait qu’il n’entre pas dans la catégorie des plaies ou des blessures qu’aurait pu infliger YHVH à l’Egypte. Et c’est pourquoi les commentaires, qui focalisent généralement plus sur les « plaies » que sur les « prodiges », tendent à distinguer ce premier épisode du reste de la série.
Dragon, mais serpent quand même
Que nous dit ce dragon ? Il nous dit quelque chose du registre sur lequel va se placer l’épique combat entre YHVH et Pharaon. Tout mythique et monstrueux qu’il soit, il demeure d’abord une forme animale. Et même un serpent, nous confirme le prophète. Serpent monstrueux, certes, mais serpent tout de même. Or dans cet épisode, on ne peut manquer de faire le parallèle avec la scène du buisson, dans laquelle YHVH demande à Moïse de jeter son bâton (Ex 4,3), et où celui devient un serpent, un nah’ash. En le voyant, Moïse fuit. Plus loin dans l’aventure qui conduit les hébreux de l’Egypte vers la terre promise, Israël aura de nouveau affaire à des serpents. Mordu par eux dans le désert, ils devront contempler le serpent d’airain élevé par Moïse (Nb 21,6-9). Sans doute y a-t-il dans le serpent quelque chose à mettre à distance de soi pour le contempler. Or nous n’oublions pas que l’histoire de l’homme et de la femme, dans la Bible, commence avec un serpent : « la plus avisée de toutes les créatures » (Gn 3,1). Le serpent est, de toutes, les créatures, celle qui s’oppose le plus au sot, à l’insensé, au fou, que le livre des Proverbes met maintes et maintes fois en opposition à l’avisé comme au sage.
La symbolique du serpent est claire et nette, selon la Genèse : il figure quelque chose de l’usage de la raison, peut-être ce que l’on appelle la sagesse. Je m’éloigne un peu de l’exégèse pure ici 4, si tu veux bien, pour remarquer que le bâton, avec lequel on gouverne, que ce soit un sceptre pour un peuple, ou une simple verge pour un troupeau, figure merveilleusement cette « raison », qui n’a d’autre vocation que de gouverner la vie psychique en l’homme. Jeter le bâton devant soit, c’est objectiver sa rationalité, la laisser devenir sagesse et se laisser juger par elle. Ici, à la face de Pharaon et de ses serviteurs, le bâton devient serpent, mais un serpent monstrueux, originel, antérieur à l’homme. C’est qu’il faut remonter au plus profond de l’esprit humain, là où la sagesse précède l’homme, à cette sagesse qui lui est naturellement inaccessible. Le prodige est de faire advenir cette sagesse qui ne peut prendre sa source qu’en Dieu.
Un combat pour la sagesse par la sagesse
Voyons si cela se confirme un peu… Notons que c’est par la bâton d’Aaron qu’est effectué le prodige, et non celui de Moïse, comme au buisson : c’est important, car ce bâton n’est pas le sceptre du pasteur-roi, mais celui du Grand Prêtre. Il a une signification de gouvernement des choses sacrées. En outre, pour l’affronter, Pharaon convoque ses « sages », des חֲכָמִים (h’akhamiym) et ses « enchanteurs ». C’est maintenant toute la sagesse de l’Egypte, celle de Pharaon et de ses serviteurs, qui s’affronte à la sagesse des serviteurs de YHVH.
On le voit le motif de la sagesse tend à s’imposer. Il s’impose d’autant qu’il traverse finalement tout le récit. Il suffit, pour en être convaincu, de noter la répétition du verbe יָדַע (yada’), « savoir » en hébreu, typique de la littérature sapientielle 5 : il est employé pas moins de 11 fois dans l’ensemble de notre texte, dont 8 fois pour faire connaitre quelque chose de YHVH :
- « Et ils sauront, les Mitsraïm, que moi (je suis) YHVH » (7,5).
- « En cela tu sauras que moi (je suis) YHVH » (7,17)
- « Afin que tu saches qu’il n’y a rien comme YHVH notre dieu » (8,6)
- « Afin que tu saches que moi (je suis) YHVH au milieu de la terre » (8,18)
- « En sorte que tu saches qu’il n’y a rien comme moi dans toute la terre » (9,14)
- « Afin que tu saches que la terre est pour YHVH » (9,29)
- « Et vous saurez que moi (je suis) YHVH » (10,2)
- « Afin que vous sachiez qu’il met à part, YHVH, les fils de Mitsraïm et les fils d’Israël » (11,7)
Dans ce refrain, on note quatre fois l’expression כִּי אֲנִי יְהוָה (kiy aniy YHVH), « que moi (je suis) YHVH », aux vv. 7,5.17 ; 8,18 ; 10,2. La sagesse dont il est question est bien celle qui conduit à connaitre YHVH. L’Egypte, empire d’où naît la sagesse et à laquelle se réfèrent encore aujourd’hui les adeptes de spiritualités ésotériques, incarne ici la sagesse des hommes. Cette sagesse est puissante et, de fait, les magiciens de Pharaon reproduisent le même prodige qu’Aaron. On notera d’ailleurs que leur sagesse n’apparaît pas moins monstrueuse, finalement. Ce dont il s’agit n’est donc pas extérieur à l’homme « normal » si j’ose dire : cette sagesse n’est pas le produit d’une élection singulière. Elle est universelle, elle est celle des serviteurs de YHVH comme des serviteurs de Pharaon.
Mais la performance des magiciens s’arrête là. Le bâton d’Aaron, quant à lui, engloutit le bâton de chaque homme. La sagesse des hommes, la plus profonde, la plus mystique, devient certes nourriture pour la sagesse d’Israël. Et l’on peut sans doute lire dans ce texte quelque chose de l’extraordinaire lucidité des auteurs sacerdotaux qui savent ce qu’ils tiennent des cultures païennes. Mais ils savent aussi que cette sagesse toute humaine est ultimement impuissante devant les mystères de la Création divine. Et c’est pourquoi, dans le grand combat eschatologique qui commence ici, le grand dragon des origines que YHVH doit d’abord révéler à elle-même dans son impuissance, c’est la sagesse simplement humaine.
Alors, peut-être est-il opportun d’en tirer ici une première leçon spirituelle, pour nous aujourd’hui. Et si cette leçon était, pour commencer par le commencement, de se soumettre à la pédagogie divine, d’être à l’écoute de la parole de Dieu, en relisant par exemple le livre des Proverbes 6, « pour savoir sagesse et discipline, pour comprendre les dires de l’intelligence » (Pr 1,2). Car « la crainte de YHVH est le principe de la connaissance / sagesse et discipline, les fous, ils méprisent » (Pr 1,7). Alors relisons ce grand texte d’un père à son fils, et transmettons-le. Le contraire serait sans doute mépriser la sagesse, endurcir notre coeur, et demeurer des serviteurs de Pharaon… au lieu de devenir des enfants du Seigneur (Sg 2,13.18).
Notes:
- i.e. « Donnez vous-mêmes un prodige ». ↩
- i.e. « chaque homme ». ↩
- La comparaison ne peut qu’être supposée, étant donné que le livre de l’Apocalypse nous a été transmis en grec et non en hébreu. On notera toutefois qu’en Ex 7,9-12, la LXX emploie le terme grec δράκων, littéralement « dragon« , le même qu’en Ap 12. ↩
- Et je mets à profit ce que j’ai retiré notamment des enseignements d’anthropologie biblique de Jean-François Froger. Sur une lecture anthropologique et symbolique du dragon et du serpent dans la Bible, on pourra se régaler en lisant le passionnant ouvrage de J.-F. Froger et J.-P. Durand, Le bestiaire de la Bible, éd. Désiris, 1994. ↩
- C’est en particulier l’un des mots-clés du Qohélet, qui compte 36 occurrences de ce verbe, répartis sur 13% des versets du livre. ↩
- Comme me l’a conseillé récemment le professeur d’exégèse à qui j’avais soumis mon travail sur les dix plaies ↩
Merci infiniment pour ces commentaires inspirés qui nourrissent ma lecture de la Bible.
Merci à vous pour ce retour !
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