La révélation du Nom de Dieu à Moïse, au chapitre 3 du livre de l’Exode, a fait l’objet d’innombrables commentaires. Il ne s’agit pas ici d’en faire une recension 1, mais d’illustrer un élément en particulier du texte : sa mise en scène. On n’y prête souvent guère attention, mais cette révélation se déroule en trois actes : Dieu dit à Moïse… Dieu dit à Moïse… Dieu dit encore à Moïse (Ex 3,14-15).
Dans l’écriture d’un dialogue, on précise généralement qui parle, à chaque changement de locuteur. Or ici, Dieu parle à Moïse en apparence sans discontinuer. Les deux versets concernés ne sont pas un échange, mais en apparence un seul et même discours de Dieu. Et pourtant, trois fois il est précisé que c’est « Dieu qui dit », comme pour introduire un nouveau discours. De fait, en hébreu, la répétition du Vayomer (il dit), totalement inutile au beau milieu du discours d’une personne, vient généralement marquer un silence de l’interlocuteur (surprise, stupéfaction, incompréhension ou même colère), et quoiqu’il en soit, une pause dans le discours et dans la scène. Les trois temps de cette révélation sont donc ici comme un déploiement, ou une explicitation, d’une révélation qui requiert un approfondissement. Mais plutôt que de longs discours, laisse-moi t’illustrer en image, ce qu’il pourrait en être :
Il y aurait beaucoup d’autres choses à dire, évidemment. Sur la forme, surtout ne vois pas dans cette petite animation un dénigrement du grand Moïse, que j’aime de tout mon coeur. On pourrait quand même noter un côté un peu absurde dans la scène, où le troisième stade de la révélation reprend la formulation de Moïse lui-même : « le Dieu de vos pères », comme s’il était nécessaire de repartir de ce qui est su, ou de ce qui est dit, pour que la révélation puisse être accueillie.
On pourrait noter aussi que la révélation du Nom (propre) de Dieu n’est rien d’autre, ou rien moins, que le verbe « être » en hébreu. Or les deux premières fois, ce Nom est « conjugué » à la première personne du singulier : je suis (à l’inaccompli). Mais la troisième et dernière fois, ce verbe être, qui va devenir et rester le saint Tétragramme, imprononçable, est tout à coup « conjugué » à la troisième personne du singulier : il est (toujours à l’inaccompli, bien que la vocalisation se soit perdue depuis). Tout est comme si la révélation du Nom divin, ce Nom-mémorial de Dieu, devait, pour être reçue, passer de sujet à objet, du « je » au « il ». Même s’il faut le dire avec la plus grande prudence, car Dieu est et restera toujours au-delà des limites de la connaissance humaine, ce Nom est la figure par excellence de ce qu’est ou ce que fait la théologie : tenter d’objectiver Dieu, de le connaitre et de le rendre accessible.
Pour en savoir plus sur le saint Tétragramme, un petit texte de Michel Remaud (c’est cadeau), paru dans Un écho d’Israel le 31/10/2008 (la revue n’est plus éditée aujourd’hui) :
Le synode qui vient de se tenir à Rome a repris à son compte une décision de la Congrégation romaine pour le culte divin demandant qu’on n’emploie plus la transcription des quatre consonnes hébraïques – « le Tétragramme sacré » – vocalisées en « Yavhé » ou «Yahweh», dans les traductions, « les célébrations liturgiques, dans les chants, et dans les prières » de l’Eglise catholique.
La tradition juive, et en particulier la Mishna, nous donne des précisions intéressantes sur l’histoire de la prononciation de ce nom.
Jusque vers 200 avant notre ère, le nom divin était prononcé tous les matins dans le temple lors de la bénédiction sacerdotale : « Que le Seigneur te bénisse et te garde ! Que le Seigneur fasse rayonner sur toi son visage et t’accorde sa grâce ! Que le Seigneur lève sur toi son visage et te donne la paix. » (Nombres 6, 24-26). Dans le contexte d’origine de cette formule, le verset suivant ajoute : « Ils mettront mon nom sur les fils d’Israël et je les bénirai. » La Mishna précise que le nom était prononcé dans le temple « comme il est écrit », alors qu’on utilisait une autre appellation (kinuy) dans le reste du pays. À partir d’une certaine époque, on cessa de prononcer le nom divin dans la liturgie quotidienne du temple. Le Talmud laisse entendre qu’on prit cette décision pour éviter que certains ne fassent du nom un usage magique.
Selon nos sources, c’est à partir de la mort du grand prêtre Simon le Juste, vers 195 avant notre ère, que l’on cessa de prononcer le nom divin dans la liturgie quotidienne. Il est intéressant de comparer à ce sujet le témoignage du Talmud à celui du livre de Ben Sira (le Siracide, ou l’Ecclésiastique). Simon le juste y est évoqué au chapitre 50 de ce livre, au terme d’un long passage (chapitres 44-50) où est rappelé le souvenir de tous les «hommes illustres» depuis Hénoch, en passant par les patriarches, Moïse, David, Élie etc. Cette énumération se termine par un développement sur le grand prêtre Simon, décrit longuement dans la gloire et la majesté de l’exercice de ses fonctions. Cette description culmine dans la prononciation du nom divin, qui apparaît ainsi comme la conclusion de ces sept chapitres : « Alors il redescendait et élevait les mains sur toute l’assemblée d’Israël, pour donner de ses lèvres la bénédiction du Seigneur et avoir l’honneur de prononcer son nom. Et pour la seconde fois tous se prosternaient pour recevoir la bénédiction de la part du Très-Haut. » (Siracide 50,20-21).
À partir de Simon le Juste et jusqu’à la ruine du temple, le nom ne fut plus entendu «comme il est écrit» que dans la liturgie du Yom Kippour, au temple de Jérusalem, où le grand prêtre le prononçait dix fois dans la journée. « Les cohanim et le peuple présents dans le parvis, lorsqu’ils entendaient le nom explicite sortant de la bouche du grand prêtre, tombaient à genoux, se prosternaient et tombaient la face contre terre en disant : béni soit le nom glorieux de son règne pour toujours. » La formule vaut d’être relevée : la Mishna ne dit pas que le grand prêtre prononçait le nom divin, mais que le nom « sortait de sa bouche ». Il semble d’ailleurs que, vers la fin de la période du second temple, le grand prêtre ne prononçait plus le nom qu’à voix basse, si l’on en croit un souvenir d’enfance de Rabbi Tarphon (I-IIe s.) qui raconte que, même en tendant l’oreille, il n’avait pas pu entendre le nom. La formule de l’Exode « C’est mon nom pour toujours » (Exode 3,15), moyennant un jeu de mots sur l’hébreu, est interprétée par le Talmud de Jérusalem : « C’est mon nom pour être caché. »
Aujourd’hui, le nom divin n’est plus jamais prononcé. Dans l’office synagogal de Yom Kippour, qui remplace la liturgie du temple par le récit de ce qui s’y déroulait lorsque le temple existait, on se prosterne dans la synagogue lorsqu’on rappelle – sans le prononcer -que le grand prêtre prononçait le nom divin.
Risquons ici un rapprochement qui n’engage que son auteur. On sait que le Nouveau Testament et les premiers Chrétiens, en désignant Jésus par le terme de « Seigneur » (kurios), lui ont appliqué délibérément le terme utilisé en grec pour traduire le nom divin. Dans la tradition liturgique du judaïsme, ce nom divin n’était prononcé que dans la liturgie du pardon des péchés, le jour de Kippour. Peut-être faut-il voir une allusion à cette tradition, et au pouvoir purificateur du Nom, dans ce verset de la première épître de saint Jean : « Vos péchés vous sont pardonnés par son nom. » (1 Jean 2, 12).
Notes:
- Pour ça, il faudrait que je commence par les lire ! ↩