Deux jubilés pour une promesse de miséricorde

By | 7 décembre 2015

Jean-Paul II à JérusalemIl fallait que je l’écrive. Deux lectures m’ont fait verser des larmes d’émotion ces derniers jours : d’une part celle de la bulle d’indiction Misericordiae Vultus du jubilé extraordinaire de la miséricorde, et d’autre part celle de la déclaration pour le jubilé de fraternité à venir. Deux jubilés. Deux jubilés qui a priori n’ont pas grand chose à voir l’un avec l’autre, sinon qu’ils participent de près ou de loin des célébrations du cinquantenaire de Vatican II. En réalité, ces deux événements sont liés en profondeur, au niveau spirituel et à l’échelle de l’histoire.

Le jubilé extraordinaire de la miséricorde, c’est cette année sainte qui va s’ouvrir le 8 décembre, date anniversaire de la clôture du concile Vatican II. Cette année se présente comme un cheminement des catholiques pour redécouvrir la miséricorde du Père, mais aussi pour réapprendre à être des signes, des témoins de cette miséricorde. Il s’agit, pour le catholique que je suis, d’une véritable conversion, à l’heure où nous sommes plus que jamais prompts à juger, à critiquer, à condamner, à se méfier, quand nous ne passons pas le plus clair de notre temps, en particulier sur le continent virtuel, à invectiver. Aimer, féliciter, pardonner, s’abaisser, relever l’autre, sourire, consoler, panser, accompagner, prendre le temps : toutes choses qui demandent un réel renversement de perspective. Parce que si la perspective de notre vie chrétienne est l’insertion de petits temps de prière et de réflexion dans le tumulte du quotidien, d’un quotidien qui n’aurait d’autre horizon que le jour suivant, alors il paraît évident que le témoignage et l’oeuvre de miséricorde ne devient plus qu’un exercice, au milieu d’autres petits exercices que l’on s’impose éventuellement entre chaque dimanche.

J’ai eu l’heureuse opportunité récemment de travailler sur un ancien texte de la Tradition chrétienne, un texte qui ne fait pas partie de notre canon mais qui a bénéficié d’une grande vénération et d’une grande autorité dans les églises des premiers siècle : Le Pasteur, d’Hermas. Ce texte, daté d’environ 140 de notre ère, relate les visions d’Hermas, un chrétien exerçant le ministère prophétique à Rome. Hermas livre une prophétie annonçant pour tous les baptisés qui ont chuté, qui se sont compromis avec les moeurs romaines, une ultime pénitence, une seconde et dernière chance, un rachat, car il faut, pour le retour du Christ, pour que s’accomplissent les promesses pour l’Eglise, que ses pierres soient bien polies, que ses membres soient restaurés. C’est probablement le premier « jubilé extraordinaire de la miséricorde » qu’ait connu l’Eglise. L’espérance nouvelle qu’il insufflait devait redonner sens à la vie de tous ces baptisés, en particulier ceux qui, sous la persécution, avait dû renier leur foi. Elle devait redonner un visage à la miséricorde pour eux comme pour le monde, dans la lumière duquel les baptisés pouvaient redevenir d’authentiques et saints témoins.

C’est un petit signe dans ma vie, un « clin Dieu » comme on dit, le fait que l’étude de ce texte se présente ainsi pour moi à l’aube du jubilé extraordinaire de la miséricorde proclamé par le pape François. Il m’aide à voir comment ce jubilé s’inscrit dans l’Histoire, quel potentiel spirituel il porte en lui-même pour l’Eglise et pour le monde. Aussi, la bulle d’indiction de ce jubilé m’a bouleversé, tant elle met d’intensité à rappeler la miséricorde infinie de Dieu pour le pécheur que je suis. Elle donne tant à espérer, et replace mon histoire, l’histoire des hommes d’aujourd’hui, non pas dans l’écoulement dénué de sens de la vie politicienne et économique des sociétés séculières, mais dans l’histoire sainte, tendue vers le retour du Messie, qui fait l’économie du salut.

Le jubilé de fraternité à venir, a priori n’aurait rien à voir, sinon qu’il commémore et entend poursuivre l’élan de la publication de la déclaration Nostra Aetate du concile Vatican II. Ce jubilé n’est pas un retour sur le passé, mais l’ouverture d’un temps nouveau des relations entre juifs et chrétiens, dans le prolongement de ces cinquante dernières années. La publication de Nostra Aetate en 1965 manifestait alors un retournement complet des relations de l’Eglise au judaïsme : il s’agirait désormais d’enseigner non plus le mépris mais l’estime, non plus la haine ou l’indifférence, mais l’amitié et la fraternité. Cette déclaration n’est pas restée lettre morte, au contraire, puisqu’elle a connu des prolongements inespérés dans le demi-siècle qui suivit, manifestés en particulier à travers la déclaration de repentance de Jean-Paul II à l’occasion du jubilé de l’an 2000 (encore un jubilé), pour tous les péchés commis par des catholiques à l’encontre des juifs dans l’histoire.

L’engagement dans le dialogue et l’amitié entre juifs et chrétiens est encore trop souvent un parent pauvre de l’engagement des chrétiens, loin d’être à la mesure de l’importance que ces relations revêtent dans l’économie du salut. En ces temps particulièrement troublés dans le rapport de notre monde aux religions, volontiers amalgamées entre elles, il y a dans dans la réconciliation judéo-chrétienne, un axe évident d’ouvrage pour la paix, qu’il convient de privilégier. Mais plus que cela, j’ai aussi acquis la conviction que l’histoire avec un grand H se joue là. Oui, j’ai pleuré d’émotion en écoutant le discours du grand rabbin Haïm Korsia, lorsqu’il remettait la déclaration au cardinal André Vingt-Trois. Du pardon demandé à Dieu et aux juifs par l’Eglise a surgit un « merci » des juifs à l’Eglise. De la reconnaissance par l’Eglise de la continuation de l’élection d’Israël dans le peuple juif d’aujourd’hui, sont venus en réponse ces quelques mots des signataires de la déclaration : « En cela, il [le retournement de l’Eglise] sanctifie le nom de Dieu« . Le discours du grand rabbin n’a fait qu’insister sur cette reconnaissance, et sur le merci des juifs pour l’Eglise, pour cette démarche de conversion qu’elle a opéré ces cinquante dernières années. Un pardon demandé, un pardon accordé, un merci. Voilà ce qu’est, pour moi, à l’échelle de l’histoire avec un grand H, le visage précurseur de l’authentique miséricorde : cette réconciliation historique entre Israël et l’Eglise.

Dans le rapport entre ces deux jubilés se dévoile tout le mode opératoire de l’intervention de Dieu dans l’Histoire. Oui il s’est passé là quelque chose qui imprime un tournant décisif à l’histoire. Si nous devions encore attendre plusieurs générations, et peut-être plusieurs siècle avant le retour du Christ, j’ai la certitude que l’histoire à venir, peut-être pas celle des livres d’école, mais celle de la culture, de la pensée, et des rapports entre les peuples, sera à jamais marquée par ce qui vient de se passer. Et quand (si) nous chercherons, dans 200 ans, à faire la généalogie des grands changements culturels du monde, nous reviendrons alors, sans aucun doute, à cet événement. Mais ce n’est pas là l’important. L’important, c’est que l’ouverture du jubilé extraordinaire de la miséricorde s’ouvre sur ce signe des temps, sur cette promesse prophétique de réconciliation et de paix, qu’incarne ce jubilé de fraternité à venir. Pour le dire autrement, l’espérance que le pape François a voulu insuffler aux chrétiens en proclamant le jubilé de la miséricorde s’est d’ores et déjà fait promesse, par ce signe prophétique qu’est le jubilé de fraternité à venir.

On pourrait ne voir dans cet événement, qui n’a fait l’objet finalement que d’une soirée au collège des Bernardins, à Paris, en France, qu’un événement très local, peu significatif à l’échelle du monde et de l’histoire. Mais ce serait oublier le baptême de la France ! Parce que dans les relations entre Israël et l’Eglise, qui font l’histoire depuis 2000 ans, la France a joué depuis son baptême un rôle capital. Le grand rabbin Korsia l’a rappelé dans son discours : l’histoire de France est un témoin privilégié de ces relations, sous bien des aspects. Qu’il suffise, encore une fois pour l’exemple, d’évoquer le fait que la déclaration de repentance, si importante, de Jean-Paul II au jubilé de l’an 2000, fut précédée trois ans auparavant par celle des évêques français au mémorial de Drancy. Ce n’est là qu’une illustration d’une tendance historique beaucoup plus générale. C’est là une réponse à la question solennelle de Jean-Paul II : « France, qu’as-tu fait de ton baptême ? ». Le baptême de la France se manifeste ici, particulièrement, dans ce rôle prépondérant, précurseur et prophétique, que le peuple français a à jouer dans la réconciliation de l’Eglise et d’Israël.

Enfin, puisque l’occasion se présente, je souhaite à tous mes frères juifs une joyeuse et sainte fête de Hanoukka, commencée hier soir. Cette fête est pour moi aussi un signe important : celui du miracle opéré par Dieu pour, malgré la corruption, malgré le péché, maintenir allumée la flamme de la justice au milieu des hommes. En cela, elle est, elle aussi, un signe de la miséricorde de Dieu. Hag Hanoukka sameah !

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