« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ; car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont » 1. C’est ainsi que s’ouvre la première partie du Discours de la Méthode de René Descartes, « pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences » 2. Le projet de Descartes, dans cet ouvrage, était double : transmettre une science fiable, à l’aune de la raison, et la rendre accessible – raison notamment pour laquelle il préféra écrire en français qu’en latin. Ceci ne concernerait a priori pas le lecteur de la Bible, qui avant de se poser la question d’une quelconque transmission, se pose d’abord (ou du moins devrait-il, il me semble) celle de la compréhension de ce qu’il lit. Toutefois, on peut aisément imaginer que Descartes n’a pas élaboré une méthode philosophique pour le seul besoin de la transmission, mais bien plutôt d’abord, pour lui-même, en vue de ne pas laisser sa réflexion s’égarer hors des cadres que la raison semblait devoir lui imposer. De même, le lecteur de la Bible, souvent plus vite confronté aux difficultés de compréhension et d’interprétation du texte qu’il n’aurait pu le penser en ouvrant le livre, pourra au choix s’en remettre à son « bon sens », ou bien s’imposer les rigueurs d’une méthode, en vue de fonder sa compréhension de manière – osons d’emblée le terme – plus objective.
Nous vivons une époque dans laquelle la confrontation des méthodes exégétiques, dans les milieux chrétiens, est très vive : en témoigne le long document de la commission biblique pontificale, intitulé L’interprétation de la Bible dans l’Eglise, publié 1993. L’est-elle plus qu’il y a seize siècles, lorsque les commentateurs de l’école d’Alexandrie rencontraient ceux d’Antioche ? Il serait bien difficile de le dire. Quoiqu’il en soit, il convient au moins de rappeler ici que cette confrontation est au moins aussi ancienne que la pluralité des milieux de réception de l’Ecriture. Dès lors, comment s’y retrouver ? Une « méta-méthode », qui pourrait prétendre à faire l’unanimité, et qui pourrait sinon être au moins le mouvement premier du lecteur croyant, consisterait finalement à interroger l’Ecriture elle-même, pour savoir ce qu’elle dit de la manière de l’interpréter. Étrange paradoxe alors, a priori, que de devoir lire pour savoir comment lire ! Quoique : ne serait-ce pas là une définition de ce que l’on appelle « apprendre sur le tas » ; non pas une méthode empirique, qui consisterait à valider par l’expérience les résultats de la méthode, par un jeu de tests-résultats, mais un cheminement d’apprentissage empirique vers l’acquisition de la méthode, dans lequel la méthode de lecture s’affinerait et se perfectionnerait au crible de la lecture ? De là, il n’y a qu’un pas pour dire que nous en revenons au « bon sens », premier, qui consiste à ouvrir le livre naïvement ; car au fond, le livre n’aura qu’à lui-même faire son œuvre pour apprivoiser notre lecture et la rendre droite.
Une telle approche n’est pourtant pas si évidente, puisqu’en premier lieu, nous ouvrirons le livre déjà conditionnés par des habitudes de lecture, formelles ou non. Ainsi, la lecture allégorique, par exemple, qui a prévalu dans l’Eglise pendant des siècles, n’est rien moins qu’héritée de l’hellénisme, d’une culture étrangère à la Bible plaquée sur elle, comme sur un texte parmi d’autres. De même, les méthodes contemporaines, de l’analyse historico-critique à l’analyse narrative en passant par les méthodes d’analyse structurale, révèlent là aussi l’application au texte biblique de méthodes d’exégèse profanes, mettant d’une certaine manière le texte biblique sur le même plan que n’importe quelle autre œuvre littéraire. C’est même, pour ce que l’on sait de l’avènement de ces méthodes en exégèse biblique, un principe totalement assumé. Une des conséquences immédiates d’un acquiescement à subordonner l’herméneutique à des méthodes profane d’exégèse, s’exprime aisément par cette sensation d’abandonner un agneau au milieu d’une horde de loups affamés, lesquels rivalisent d’autorité pour s’en dégager la bonne part. Néanmoins, si comme le relève dans sa problématique le texte de la commission biblique pontificale, la concurrence des méthodes peut être source de confusion et donner le bâton pour se faire battre à ceux qui préféreraient s’en tenir au « bon sens », elle peut relever d’une richesse au moins sur deux plans : d’abord, nous devons noter que le recours à des méthodes profanes, mais néanmoins contemporaines, d’exégèse, avant même que celles-ci soient évaluées sur des critères d’efficacité ou d’orthodoxie, participe d’un processus d’actualisation du texte, de son interprétation, mais aussi de son inculturation. Ensuite, nous pouvons relever – suivant en cela certains fondements de l’herméneutique mis en valeur par Paul Ricoeur et selon lesquels le texte, biblique en particulier, requiert une certaine distanciation du lecteur par rapport au texte – que l’emploi d’une méthode, formelle, mettant le texte un minimum à l’abri d’une subjectivité versatile du lecteur, participe déjà de cette nécessaire mise à distance, et le protège peut-être même de l’instrumentalisation.
Mais alors, qu’en est-il du risque ? Par exemple, dans l’exposé de sa problématique, le document de la commission biblique pontificale commence par relever le cas des dérives de la méthode historico-critique. Dérive de la méthode ou dérive de l’usage ? Et si la méthode autorise un mésusage autant que sa dissimulation, est-elle fiable ? Autre exemple, pour équilibre un peu la charge : je pourrais évoquer également, ici, la limite posée par une réflexion théologique de la méthode sémiotique, dont l’un des principes élémentaires consistant à ne considérer que le texte, en lui-même et pour lui-même, interroge quant à sa pertinence à rendre compte du sens d’un texte face auquel – incarnation et transmission obligent – le croyant est conduit à rechercher « avec attention ce que les hagiographes ont vraiment voulu dire et ce qu’il a plu à Dieu de faire passer par leurs paroles » (DV 12). En cherchant bien, nulle méthode ne semblera tout à fait fiable, ni même adaptée au texte biblique, au sens de la fraise qui serait ajustée à la forme et à la taille de la pièce à usiner.
Alors que faire ? Il semble que nous n’ayons là d’autre choix que d’en revenir au « bon sens ». Ce bon sens qui, d’ailleurs, fait que les exégètes point trop obtus en appellent à la pluralité des méthodes, et en usent en connaissant bien leurs limites et les orientations qu’elles servent. Revenir au bon sens, donc. Oui mais revenir, justement, c’est déjà avoir fait du chemin. Nous avons là un « bon sens », cette fois, éprouvé au crible de la rigueur préalable, de l’épreuve desdites méthodes, non pas seulement pour ce qu’elles apportent, mais aussi pour ce qu’elles échouent à apporter au lecteur, lui laissant, après ce que l’on pourra parfois considérer comme un long chemin de croix, un espace de liberté sur le retour, une redescente par un autre chemin, peut-être plus hasardeux, mais plus ouvert aussi à l’inconnu. Car, si l’interprétation de la Bible se reçoit, elle se renouvelle aussi : au lecteur de puiser de l’ancien et du nouveau, y compris quant à la méthode. Mais qu’on ne s’y trompe pas : l’ancien, ce qui reste du domaine de la précompréhension, c’est bien la méthode profane, moderne, scientifique, fut-elle la plus récente. Quant à puiser du nouveau, reprenons les mots de P. Beauchamp pour dire la route qui y conduit : « il faut prendre du large ; le lecteur et l’exégète ont besoin de respirer. La première nécessité est de reparcourir à neuf les grands espaces où la tradition de lecture a perçu la tradition d’écriture. La perception qu’il y a des lois doit précéder la formulation de celles-ci, en tout cas l’accompagner » 3. Ainsi, à la suite de P. Beauchamp, et si nous prenons au sérieux l’idée de « Parole vivante », nous pouvons croire que la Bible, lue avec rigueur et distance, mais aussi avec une authentique liberté, forme, ou plutôt « transforme », façonne son lecteur son lecteur jusque dans son acte de lecture, de façon à lui permettre de percevoir en elle la manière dont l’Ecriture se donne à lire et à interpréter. Ainsi, bien formé à l’école des sagesses profanes, patiné par l’effort de lecture, les yeux burinés à force de scruter le texte, et l’instinct aguerri d’avoir bourlingué sur l’océan des méthodes exégétiques, le lecteur d’un « bon sens » allié à une « volonté éprouvée », peut-il commencer à formuler une réponse à cette question que Jésus pose au docteur ès Ecritures : « Dans la Loi qu’est-il écrit ? Comment lis-tu ? » (Lc 10,26).
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