Les évêques français avait publié il y a deux ans et demi une nouvelle traduction liturgique de la Bible, dans laquelle la formule du Notre Père était modifiée, annonçant du même coup qu’il allait falloir prochainement changer un peu nos habitudes en priant le Notre Père. Alors que le nouveau missel, donnant le go de cette nouvelle pratique paraîtra à l’entrée en carême de 2017, l’Église protestante unie de France (EPUdF) vient d’annoncer avoir adopté cette nouvelle traduction. Il est heureux, je trouve, que nous puissions continuer de prier avec les mêmes mots. Toutefois, cette annonce de l’EPUdF est de nouveau l’occasion de débats autour du choix de cette nouvelle traduction. Et cela est bien normal, car cette formule est bien mystérieuse. Je ne vais pas ici refaire l’ensemble de l’analyse que j’en avais fait alors, mais juste souligner un point qui me parait essentiel.
On résistera toujours, théologiquement, à la littéralité de la formulation grecque, la plus ancienne et la plus attestée, qui nous est transmise par les évangiles et la Didachè, à savoir « Et ne nous porte/conduit/introduit pas en Tentation« . Car, c’est la seule demande « négative » de la prière, et qu’on le veuille ou non, elle consiste donc à demander à Dieu de ne pas faire quelque chose, qu’on le pense a priori susceptible de faire. D’où deux hypothèses, un peu triviales : soit ce qu’il veut est bon, et alors pourquoi lui demanderait-on de ne pas le faire ? Soit on suggère par cette demande qu’il serait capable de mal faire, et on lui enjoint de ne rien en faire. A priori, aucune de ces options n’est théologiquement satisfaisante.
Quant aux choix qui ont été faits pour les différentes traductions, je me permets de renvoyer à ce que j’ai déjà écrit sur le sujet, pour pouvoir me concentrer sur ce dilemme théologique. Je crois, et c’est en quoi je trouve que la traduction récemment adoptée n’est pas idéale, qu’il pouvait être résolu sans avoir recours au stratagème du permissif. Et ce, à condition évidemment de ne pas isoler cette formule particulière, et de la prière dans laquelle elle est inclue et du contexte scripturaire qu’elle convoque. Trois points à considérer ici :
1/ En premier lieu, s’il y a paradoxe, dans cette demande négative, c’est qu’il y a à la base un mystère devant lequel notre intelligence échouera toujours : ce mystère qui fait que c’est l’Esprit qui conduit Jésus au désert pour être tenté par Satan. Il convient de bien étudier les récits des tentations de Jésus au désert, je crois, pour bien comprendre le sens de cette demande, et pour admettre la possibilité que Dieu puisse « conduire » en Tentation.
2/ En second lieu, il faut noter que la première partie du Notre Père se termine par un « que ta volonté soit« , auquel correspond d’ailleurs le Amen final. Cette question de la volonté de Dieu est centrale et sera mise en relief, il me semble, par la prière de Jésus précédant sa passion, dont voici les formes suivant les évangiles (traduction personnelle, en essayant de respecter au mieux les points communs et les nuances entre les trois versions) :
- « Abba Père, tout est possible pour toi. Eloigne cette coupe de moi. Mais pas ce que moi je veux, mais ce que toi (tu veux) » (Mc 14,36).
- « Mon Père, si c’est possible, que passe loin de moi cette coupe. Cependant non pas comme moi je veux, mais comme toi (tu veux) » (Mt 26,39)
- « Père, si tu (le) souhaites, éloigne de moi cette coupe. Cependant qu’advienne non pas ma volonté mais la tienne » (Lc 22,42)
Il n’est pas explicite ici que la « coupe » dont il est question soit voulue par Dieu. Pourtant saint Paul dira bien que Dieu n’a pas épargné son fils, mais l’a livré pour nous (Rm 8,32). Et il est vrai que dans les trois versions, Jésus ne demande pas à Dieu de « ne pas faire » mais de « faire que … pas ». Il reste que ce qui ressort d’essentiel, c’est le fait de s’en remettre à la volonté de Dieu, en envisageant qu’il est un possible, qui ne soit pas un nécessaire. Là encore, ceci nous permet de considérer comme envisageable de demander à Dieu, en respectant la formulation grecque, de ne pas nous conduire en Tentation, restant centrale la demande du Notre Père : « Que ta volonté soit faite« .
3/ Notre demande négative s’entend aussi dans le tout de la seconde partie du Notre Père. Cette seconde partie est bien distinguée par le fait que la demande « Donne-nous aujourd’hui… » est la seule de toutes les demande qui ne commence pas par le verbe à l’impératif. Si bien que, pour en rendre compte, il faudrait la traduire : « Notre pain quotidien, donne-nous aujourd’hui« . C’est extrêmement important, car cette mise en avant du « pain quotidien » (dont la traduction de l’épithète est d’ailleurs extrêmement difficile, et que suivant saint Jérôme on a aussi traduit par « pain supersubstantiel ») convoque un contexte scripturaire qui va ensuite courir tout le long de cette seconde partie du Notre Père, à savoir le récit du don de la manne (le fameux pain quotidien, venu du ciel) et de la tentation à Massa/Réfidim (Ex 16-17). Si bien qu’il nous faut comprendre cette demande en regard de celle qui précède et de celle qui suit. Or, nous le savons, il est bien une forme de prière à Dieu qui consiste à lui demander de ne pas faire quelque chose qu’il serait susceptible de faire : comme par exemple (pour le dire de façon un peu surannée) lui demander de ne pas « châtier » pour une faute dont nous saurions qu’elle mérite a priori châtiment. Pour le dire autrement, en appeler à sa miséricorde plutôt qu’à sa justice. Or précisément, notre demande négative est précédée par une autre dans laquelle il est justement question d’offenses ; une demande qui a d’ailleurs besoin d’être éclairée par la parabole évangélique du serviteur impitoyable (à laquelle je me permets juste ici de renvoyer, sans entrer dans le détail). Concernant ces offenses, il serait tout à fait possible de prier ainsi : « Ne retiens pas nos offenses » (demande négative) en lieu et place du « Pardonne-nous nos offenses » (demande positive), sans que la théologie n’en soit le moins du monde mise à mal. Car alors, nous comprendrions bien qu’il s’agit d’en appeler à un arbitrage favorable, à la miséricorde de Dieu, quand bien même a priori cela irait contre la justice prévue.
En conclusion, à défaut de trouver mieux, je reste partisan d’en rester au plus prêt de la formulation grecque, qui a cependant besoind d’être accompagnée de la catéchèse nécessaire à sa compréhension. Ainsi, il me semble qu’en ayant en tête l’Ecriture, comme ce devrait l’être pour les chrétiens, on pourrait entendre ainsi cette dernière partie de la prière :
Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensé. Et [si après que tu nous aies donné le pain quotidien, la Manne venue du ciel, nous manquons encore – querelleurs que nous sommes – de miséricorde et de confiance en ta miséricorde] ne nous conduis pas en Tentation [comme tu l’as fait autrefois pour ton peuple] mais délivre-nous du mal [comme tu as finalement délivré ton peuple des mains d’Amaleq]. Amen.
En outre, en ayant bien en tête le contexte de ces chapitres 16 à 17 de l’Exode que nous fait relire cette prière, je réalise soudain que nous donnerions un appui scripturaire cohérent à cette pratique surgit a priori du sensus fidelium, à savoir le fait de lever les bras en disant cette prière, tout comme la victoire contre Amaleq fut acquise par Moïse en levant les bras.
article très intéressant, merci