Jésus, Fils de l’Homme

By | 31 mars 2017

TétramorpheOn doit commencer par l’admettre : le titre de Fils de l’Homme est des plus obscurs. D’abord parce que son sens littéral est on ne peut plus général, vague, et pour ainsi dire, indéfini. Ensuite parce que, bien qu’attribuée à Jésus, c’est une désignation qui ne fait pas partie de la confession de foi chrétienne, et que l’on ne retrouve dans le Nouveau Testament que mise dans la bouche de Jésus pour se désigner lui-même 1. Dès lors, peut-on même seulement la considérer comme un « titre » ? Ce qui est certain, c’est qu’elle pose au moins deux questions : d’une part celle de savoir ce qu’elle dit de Jésus en tant qu’elle est appliquée à Jésus ; et d’autre part, ce qu’elle dit de Jésus en tant qu’elle est employée par Jésus. C’est pourquoi, dans l’exposé qui suit, nous nous interrogerons dans un premier temps sur le sens de cette expression à la lumière de la Révélation et de la littérature intertestamentaire, telle donc qu’elle pouvait être entendue au temps de Jésus. Mais une fois dessinés les contours de cette signification, il nous restera dans un second temps à interroger le sens d’un emploi délibéré de cette expression par le Christ pour se désigner lui-même. En conclusion, nous pourrons ainsi montrer comment ce titre de Jésus synthétise en lui-même toute la promesse et la réalisation du royaume de Dieu.

1.   Un titre messianique, eschatologique et divin

Dans son ouvrage Le Christ Juif 2, Daniel Boyarin met bien en évidence comment, bien plus que par le titre de Fils de Dieu, la divinité de Jésus fut défendue par sa désignation comme « Fils de l’Homme ». Pourtant, le sens littéral est des plus anodins a priori. Notons d’abord que l’expression a clairement une origine hébraïque : « Ben-´adam », en hébreu ou « bar énashâ » en araméen. En hébreu, cette formule se retrouve pour la part la plus importante dans le livre d’Ezéchiel (93 occurrences), dans lequel est ainsi désigné le prophète : « Il me dit: « Fils d’homme, tiens-toi sur tes pieds et je vais te parler. » » (Ez 2,1) 3. Comme telle, elle désigne simplement un homme, réduit précisément, pourrait-on dire, à sa condition humaine. Mais nous allons voir que le sens de l’expression prend une ampleur toute différente à la lumière des textes plus tardifs.

1.1.         Emploi dans le livre de Daniel

L’expression araméenne tire résolument sa signification du livre de Daniel : « Je voyais les visions de la nuit. Voici avec les nuées des cieux comme un fils d’homme : il venait vers l’Ancien des jours. Il y parvint et devant lui ils l’amenèrent. Et pour lui furent donnés domination, honneur et royauté. Et tous les peuples, nations et langues le serviront. Sa domination, une domination éternelle, ne passera pas et sa royauté ne sera pas détruite. » (Dn 7,13-14). La première chose que l’on note ici, c’est que cette figure humaine, ou « comme » humaine, est associée à l’avènement du royaume de Dieu.

Mais pour le reste, il devient vite difficile d’en affirmer beaucoup plus. En effet, la figure ne semble pas résolument humaine, mais seulement d’apparence. Et elle ne semble pas résolument divine, du moins pour un lecteur monothéiste.

Ceci a d’ailleurs été l’objet de nombreux débats, en particulier dans l’histoire des relations entre juifs et chrétiens, pour savoir si ce « fils d’homme » était une divinité au même titre que l’Ancien des jours, ou une vision de l’ange Gabriel (qui dans la tradition juive, est réputé apparaitre sous la forme d’un homme, cf. l’étymologie de son nom), ou encore une figure du peuple d’Israël à la fin des temps (en référence à Dn 7,18). Quoiqu’il en soit, le texte évoque bien deux trônes, et le fait que la figure du fils d’homme provienne des nuées du ciel milite assez nettement en faveur de sa divinité. Pour D. Boyarin, l’ambiguïté serait liée à l’histoire de la rédaction de ce texte, dans laquelle les réminiscences d’une croyance pré-monothéiste auraient été plus ou moins gommée par le rédacteur final 4. Ce qui lui fait dire que la tradition d’un binitarisme juif à l’origine de la foi chrétienne serait ni plus ni moins que la résurgence de traditions très anciennes du judaïsme exilique ou post-exilique, que la période grecque aurait tenté d’effacer ou de dépasser. Notons seulement que l’auteur se refuse ici à inclure dans ces traditions plus ancienne la possibilité que cette seconde divinité ait pu être considérée comme un homme au sens propre : « Dans le texte mythique originel de Daniel, le jeune Dieu est la figure qui rachètera Israël et le monde, et non un roi davidique exalté » 5.

Quoiqu’il en soit, la question de la nature, au sens métaphysique du terme, de ce personnage est complètement étrangère au texte : ce serait une grosse erreur de transposer sur les questions que pose le texte les débats des premiers conciles œcuméniques. Le fait est que dans un contexte d’espérance messianique plus contemporain du Christ, on a pu aisément être conduit à associer la figure du messie attendu à celle de cette divinité évoquée dans la vision de Daniel et être sensible à l’hypothèse d’un messie divin, sans entrer dans de profondes considérations ontologiques caractéristiques d’un christianisme plus tardif.

1.2.         Emploi dans la littérature intertestamentaire

Cela est d’autant plus vrai si l’on regarde la littérature intertestamentaire et en particulier le 1er livre d’Hénoch et le 4ème livre d’Esdras. Il ne s’agit pas ici de refaire l’exposé de D. Boyarin, que nous pouvons nous contenter de résumer succinctement.

Les Similitudes d’Hénoch, texte juif dont la datation est estimée au Ier siècle (probablement contemporain de l’évangile de Marc), reprend à son compte la figure du Fils de l’Homme telle qu’évoquée dans le livre de Daniel et la questionne, pour finalement en préciser les contours. On y découvre un Fils de l’Homme préexistant, ayant vocation à être adoré sur la terre, ayant reçu l’onction (donc un Messie) et siégeant dans la gloire à côté de l’Ancien des Jours. « C’est par son nom que [les justes] seront sauvés et par sa volonté qu’il est devenu leur vie », peut-on encore y lire. Mais le trait sans doute le plus marquant de ce texte, pour ce qui nous concerne, c’est que ce messie rédempteur divin n’est autre qu’Hénoch lui-même, divinisé au terme de son ascension. Peut-être aussi faut-il préciser que le nom d’Hénoch signifie justement « homme » en hébreu.

L’Apocalypse d’Esdras (4Esd 3-14) est quant à lui un texte de la fin du Ier siècle, probablement écrit par un juif exilé en Egypte ou à Rome. Le texte reprend lui aussi la figure du « Fils de l’Homme » de Daniel en y réunissant la figure du Messie humain libérateur et la figure divine, dans une perspective eschatologique (cf. 4Esd 13,1-13) qui n’est pas sans rappeler Is 66,20 ou encore le dernier chapitre du livre de Zacharie. A noter que la description du Seigneur et Sauveur dans la vision du chapitre 13 apparait comme assez unique à l’intérieur de 4Esd pour faire soupçonner, comme en Dn 7, la trace d’un « conflit religieux préchrétien au sein même d’Israël », entre une « théologie binitaire » et la vision d’un messie davidique purement humain. D’ailleurs, dans l’interprétation de la vision, comme dans la suite de Dn 7, le « Fils de l’Homme » se voit allégoriquement réduit à sa seule humanité.

1.3.         Emploi dans le Nouveau Testament

L’expression « Fils de l’Homme » est présente 83 fois dans le NT, (sous sa forme déterminée, à distinguer du « Fils d’Homme » d’Ap 1,13 ; 14,14). L’essentiel des occurrences participe d’enseignements ou de discours de Jésus quasi exclusivement au discours direct, et uniquement dans les évangiles (à l’exception d’une unique mention dans les Actes). C’est l’évangile de Mathieu qui compte le plus grand nombre d’occurrences (30 au total). D’une manière générale, l’expression y désigne celui que les Ecritures annoncent : celui qui doit souffrir d’être livré et ressusciter le troisième jour, puis revenir au jour du jugement avec les nuées du ciel. Le plus souvent, c’est d’ailleurs lui-même que Jésus désigne ainsi. Le thème dominant est celui de la passion/mort/résurrection annoncées comme l’accomplissement des espérances messianiques et eschatologiques : le Fils de l’Homme est celui qui est là dès à présent pour accomplir les Ecritures, en particulier en référence à la prophétie du serviteur souffrant (Is 53), mais aussi celui qui doit paraître au jour du jugement dans la gloire de son royaume. La référence au Fils de l’Homme de Daniel se trouve d’ailleurs pleinement assumée dans le discours eschatologique de Jésus en Mt 24,15-31.

Dans l’évangile de Marc, le titre « Fils de l’Homme » est de loin le plus utilisé pour désigner Jésus (14 occurrences, contre 8 pour « Christ », ou 6 pour « Fils de Dieu »). Dans son commentaire de Mc 6, C. Focant souligne que le thème dominant est celui de la souffrance et de la résurrection du Fils de l’Homme. Il s’agit d’un emploi, en tant qu’il focalise sur la souffrance du Fils de l’Homme, spécifique à Mc. Il a développé une christologie du Fils de l’homme souffrant, « venu pour servir et donner sa vie en rançon pour beaucoup » (10,45). Le Fils de l’homme qui jugera et sauvera les hommes lors de la Parousie devient le Fils de l’homme souffrant qui les sauve par sa passion et sa crucifixion. » 7

Si le titre de Fils de l’Homme désigne plusieurs fois explicitement Jésus dans le NT, la « fonction » de Fils de l’Homme n’y semble pourtant pas réductible au Jésus vivant son ministère et sa passion : elle évoque aussi clairement un règne glorieux, d’ordre divin, encore à venir. D’où la question de la foule dans l’évangile de Jean : « Comment dis-tu, toi, que doit être élevé le Fils de l’Homme ? Qui est-il, le Fils de l’Homme ? » (Jn 12,34). Notons d’ailleurs la particularité de cette question, dans un évangile qui compte précisément douze occurrences du titre « Fils de l’Homme » et où ce décompte ne saurait être laissé au hasard 8. En effet, ce verset 12,34 est le lieu d’une double mention du titre, remarquable non seulement du fait qu’il est répété, mais aussi et surtout, qu’il est mis dans la bouche non plus de Jésus mais de la foule. On peut d’ailleurs noter que cette double question de la foule est encadrée des deux autres occurrences de l’expression dans cet évangile liées à la glorification du fils de l’homme (Jn 12,23 ; 13,31) : la première indique qu’il va être glorifié, et la seconde (qui sera aussi la dernière occurrence de cet évangile) qu’il a été glorifié, la double question de la foule venant comme conclure tragiquement le ministère public de Jésus, celui des signes, du règne du visible (Jn 12,36-37).

On peut mettre cette singularité en parallèle d’une autre observation concernant cette fois l’évangile de Luc, lui aussi attaché à la symbolique de certains chiffres : à savoir qu’au regard d’un découpage du troisième évangile qui ne doit rien à l’arbitraire 9, le titre de Fils de l’Homme est utilisé sept fois par l’auteur dans le récit du ministère galiléen de Jésus, avant le début de sa montée à Jérusalem (Lc 9,51), puis encore douze fois jusqu’à l’entrée de Jésus dans Jérusalem, pour enfin terminer l’évangile par six autre mentions… plus une dans le livre des Actes 10. On pourrait même se laisser aller à spéculer encore sur, ou peut-être contempler seulement, ces 26 occurrences lucaniennes qui ne sont pas sans rappeler la valeur guématrique du Tétragramme en hébreu. Mais sans aller jusque là, on peut tout de même noter une certaine orientation christologique de chacune de ces parties au regard des mentions du Fils de l’Homme. Ainsi les sept premières occurrences semblent dessiner une problématique de véridiction du Fils de l’Homme, de son identité, son pouvoir, et par là, de la reconnaissance ou non reconnaissance de celui qui est venu dans le monde. Puis les douze occurrences suivantes, du début de la montée à Jérusalem jusqu’à son entrée en gloire dans la ville sainte, ont toutes en commun de dire un Fils de l’Homme qui n’est finalement pas de ce monde, pour annoncer « Le jour »  où le Fils de l’Homme doit paraître dans sa gloire. Les sept dernières mentions (incluant donc celle des Actes) reprennent quant à elles ces deux faisceaux sémantiques indistinctement : aussi bien le Fils de l’Homme livré aux mains des hommes que la figure du roi glorieux qui jugera l’humanité.

1.4.         Excursus dans la tradition juive ultérieure

Cet usage du titre dans les évangiles de Luc et de Jean, comme « ordonné » aux situations d’abord publiques, puis cachées d’un Messie divin, en filigrane d’une figure paradoxale tout à la fois souffrante et glorieuse, semble directement lié à une méditation des Ecritures, dont on peut se faire une idée plus précise à la lecture d’une réflexion plus tardive recensée dans le Talmud et attribuée aux Amoraïm :

R. Alexandri a dit : R. Josué b. Lévi a relevé une contradiction entre deux textes, Et voilà qu’au sein des nuages célestes survint quelqu’un qui ressemblait à un fils d’homme (Dan. 7, 13), et Humble et monté sur un âne (Zac. 9, 9). Il faut comprendre : si on le mérite, [le Messie viendra] au sein des nuages; si on ne le mérite pas [il viendra] Humble, monté sur un âne.

Ici, le crible de l’Ecriture est la théologie du mérite, qui nous éloignerait sans doute quelque peu de la christologie qui se dégage des évangiles. Il en ressort néanmoins ce témoignage de ce que le lecteur de l’Ecriture est placé dans une attente messianique dont les aspects semblent paradoxaux : un messie humble et souffrant ou un messie glorieux et puissant ? Un messie visible ou un messie caché ? Peut-être faut-il simplement reformuler la problématique talmudique en en conservant l’essence : Quelle attente, mais aussi en définitive, pour qui ?

Conclusion

Il ressort de ce parcours sur l’usage du titre de Fils de l’Homme appliqué à Jésus une christologie toute concentrée sur l’eschatologie, plus précisément sur l’accomplissement de l’espérance messianique née des prophéties de l’Ecriture. Pour autant, cet accomplissement en Jésus n’est pas tout entier repoussé à un lointain horizon temporel. Il commence avec le ministère de Jésus en Galilée et implique toute sa vie jusqu’à la croix. A cet égard, il met le lecteur de l’Ecriture face à un discernement. En effet, on ne peut réduire le Fils de l’Homme à la seule figure de royauté divine qui nous semble de prime abord être celle annoncée par Daniel. Si cette figure ne devait être que celle d’une glorieuse justice divine, pourquoi d’ailleurs serait-elle si « humaine » ? Le titre de Fils de l’Homme tel qu’il s’applique à Jésus amène à composer à la fois avec l’idée d’une justice et d’une toute puissance divine manifestée à la fin des temps, mais aussi avec la figure du serviteur souffrant (Is 53) et celle qui en découle, à savoir l’annonce humble et joyeuse du salut et de la paix pour tous (Is 54 ; Za 9,9). Il rend compte en définitive d’un Jésus qui est à la fois dans le monde mais non du monde, de condition divine mais abaissé à l’extrême, et ce en vue du salut. En d’autres termes, il désigne, par son usage, ce même Jésus dont parle merveilleusement l’hymne de Ph 2,6-12 – de son abaissement extrême en dépit de son rang divin, jusqu’à son élévation dans la gloire – et précise par ailleurs l’horizon sotériologique de son action.

2.   Que jésus dit-il de lui-même et pourquoi ?

2.1.         La christologie de Jésus

Nous avons vu jusqu’à présent que le titre de « Fils de l’Homme » n’était utilisé, pour l’essentiel, que par Jésus lui-même. Il nous faut maintenant préciser que cet emploi dans le NT est exclusivement réservé aux discours de Jésus antérieurs à sa résurrection, à l’exception de celle qui est mise dans la bouche d’Etienne, et d’une mention toute particulière chez Luc au matin de la Résurrection, dans la parole des anges pour rappeler ce qu’avait annoncé Jésus avant sa passion. Autrement dit, l’emploi de l’expression « Fils de l’Homme » par Jésus, réduit à son ministère pose la question de la christologie de Jésus. « Pendant tout son itinéraire humain son humanité était prépondérante et sa divinité restait en quelque sorte « récessive ». A partir de sa résurrection, les choses s’inversent, la divinité se manifeste glorieusement, mais alors Jésus a achevé son itinéraire d’homme : il n’appartient plus à la condition de notre parcours temporel (status viae) », écrit Bernard Sesbouë 11. Dans ce récent ouvrage, il remet sur le métier la question qui a tant préoccupé les théologiens, de la conscience messianique de Jésus, comme de la conscience propre de sa filiation divine. B. Sesbouë se place dans la perspective de la kénose que nous évoquions à la fin de notre précédente partie, pour rappeler, à la suite de Karl Rahner, que Jésus a fait la même expérience fondamentale que tout homme : « il a été un homme sous la forme de le devenir tout au long de sa vie terrestre ». Ce faisant, le pôle originaire de sa conscience est certes nourri de son être divin mais aussi comme limité, précaire, du fait même que cet être divin lui demeure impossible à objectiver. Cette manière de se désigner soi-même, pour Jésus, dit en quelque sorte la précarité de cette conscience de son être singulier : objectivement homme parmi les hommes, mais homme en devenir de l’être pleinement, d’une part. Et d’autre part, subjectivement Dieu, non pas en devenir de l’être, mais en devenir de le dévoiler pleinement à sa conscience, et de le manifester totalement au monde. Si bien que « Jésus paraît bien avoir trouvé dans cette figure l’expression la plus nette de sa mission et de son existence. Figure céleste, elle dit bien son origine ; figure apocalyptique, elle ne devient réelle que par son accomplissement sur la terre ; figure venue d’un prophète et tracée par Dieu, elle exprime un destin donné d’en haut ; figure vide, elle est faite pour contenir une existence ; figure eschatologique, elle annonce la transformation du monde et le royaume de Dieu » 12.

Ce « je » de Jésus dit encore, comme nous l’avons vu précédemment, cette kénose, cet abaissement du Fils de Dieu qui a pris chair et s’est fait homme. Mais nous voyons que ce n’est plus là l’affirmation objective née du langage et de la signification que le lecteur dégage de sa compréhension d’un titre désignant Jésus. Considérant que Jésus s’est bien désigné lui-même ainsi, le sens de cette expression ressort cette fois du témoignage même, d’un « je » qui se dit tel qu’il se vit et s’expérimente. En d’autre termes, l’emploi de ce titre n’est pas un artifice de langage, une formule pédagogique pour révéler à ses interlocuteurs quelque réalité extérieure à lui-même. L’expression « Fils de l’Homme » est tout à la fois la pleine vérité, comme aussi la limite, de ce que Jésus peut dire de lui-même, livrant pleinement son être à la connaissance de ses contemporains tel que sa conscience l’expérimente.

2.2.         Jésus, nouvel Adam et Christ cosmique

Cette kénose est totale en ce sens que Jésus assume ainsi la finitude humaine, la momentanée distance d’avec Dieu, l’expérience de sa transcendance. Cet inachèvement momentané du Christ en tant que Dieu fait homme, jusqu’à sa propre conscience, qui précède sa résurrection et sa glorification, est la condition même du salut. Le Christ n’a sauvé que ce qu’il a lui-même assumé. Irénée de Lyon l’explique ainsi : « Car si ce n’était pas un homme qui avait vaincu l’ennemi de l’homme, la défaite de cet ennemi n’eût pas été juste ; si d’autre part ce n’était pas un Dieu qui nous avait donné le salut, nous ne l’aurions pas de façon assurée ; si enfin l’homme n’avait pas été constitué en étroite unité avec Dieu, Il n’aurait pu avoir part à l’incorruptibilité. Il fallait donc que le Médiateur de Dieu et des hommes, par sa parenté avec chacune des deux parties, rétablît entre elles l’amitié et la concorde et fît en sorte que d’une part Dieu prît l’homme en charge et que de l’autre l’homme se livrât à Dieu. Comment, en effet, aurions-nous pu participer à l’adoption des fils de Dieu, si par le Fils nous n’avions pas reçu de Dieu la communion avec lui, si son Verbe n’avait communié avec nous en se faisant chair ? – C’est d’ailleurs aussi pour cette raison qu’il a traversé tous les âges, pour leur restituer à tous la communion avec Dieu. » (Contre les Hérésies, III, 18, 7).

Ce sont donc non seulement les deux natures, divine et humaine, que Jésus devait assumer, mais aussi encore, en lui-même, jusqu’à l’intime de sa conscience, tout ce qui les sépare ; et ce afin de mieux pouvoir les réunir en lui-même dans un mouvement d’accomplissement qui s’étire le temps d’une vie, du moment où il nait d’une femme, sous la loi (Ga 4,4) à celui où il meurt en croix. C’est ainsi que sa glorification est celle de l’homme tout entier, parce qu’en lui, l’humanité totalement assumée est sauvée, par Dieu, et pleinement unie à lui. C’est en ce sens que saint Paul, dans sa première lettre aux Corinthiens, insiste tant sur la Résurrection, et écrit : « L’Écriture dit : Le premier homme, Adam, devint un être vivant ; le dernier Adam – le Christ – est devenu l’être spirituel qui donne la vie. » (1Co 15,45) puis développe jusqu’à dire : « Et de même que nous aurons été à l’image de celui qui est fait d’argile, de même nous serons à l’image de celui qui vient du ciel. » (v. 49).

Sa résurrection, en laquelle son humanité glorifiée et sa divinité manifestée ne font plus qu’un, concerne dès lors toute l’humanité. Et cela a tout à voir avec la venue du royaume. Saint Paul poursuit : « Je le déclare, frères : la chair et le sang sont incapables de recevoir en héritage le royaume de Dieu, et ce qui est périssable ne reçoit pas en héritage ce qui est impérissable. » (v. 50) Dans la résurrection du Christ, la nature humaine est rendue capable de Dieu (capax dei), capable du royaume de Dieu. Mais si Paul peut dire que le Christ est le premier né d’entre les morts, il ne fait pas de sa résurrection une « seconde » Création pour autant (v. 20). Le Christ n’est pas un « nouvel Adam » en tant qu’il serait un « second Adam », en mieux ! Car tout homme est créé à l’image et la ressemblance de Dieu, tout homme est capax dei. C’est donc que la Résurrection du Christ – mystère qui dépasse notre vision d’une histoire sainte contrainte par une ligne du temps – est le principe même en lequel s’accomplit la Création. C’est en cela que le Christ est « nouvel Adam », ou l’Adam authentique, celui dont parle le premier chapitre de la Genèse. Il est nouveau en tant qu’il est cette fois manifesté pleinement dans l’histoire, réalisé, présent. Mais en cela, il est aussi véritablement le premier homme de l’histoire, quand bien même nous savons que bien des hommes existèrent avant lui. L’histoire que nous connaissons, celle dans laquelle le Christ vient, assume l’humanité afin que par lui elle soit glorifiée, cette histoire n’est encore « que l’ombre de ce qui devait venir, mais la réalité, c’est le Christ » (Col 2,17). Jésus récapitule toute l’histoire humaine, et sa résurrection en est à la fois le commencement et la fin. C’est en lui que se réalise la Création de l’homme à l’image et la ressemblance de Dieu.

Le Christ ressuscité est donc principe (archè) de l’humanité, et sa résurrection est même principe de toute la Création, qui en lui s’accomplit. En cela, nous pouvons dire que le Christ est cosmique, non au sens où l’employait au départ Pierre Teilhard de Chardin d’une nature cosmique du Christ, mais au sens où tout l’univers trouve son plein épanouissement dans sa résurrection : au sens où l’univers lui-même est transfiguré par sa glorification et s’accomplit comme Royaume de Dieu.

Conclusion

Nous avons vu que le titre de « Fils de l’Homme », appliqué au Christ, disait quelque chose du mystère du divin assumant l’humanité, portant le regard qui contemple ce mystère du Fils de l’Homme sur l’horizon eschatologique. Nous avons vu par ailleurs que le chemin du Christ sur la terre, qui se reconnait et se réalise comme Fils de l’Homme, accomplit dans l’histoire ce qu’annonçait la Genèse. En cela Jésus est littéralement « fils d’Adam » ou « nouvel Adam » en tant qu’il réalise et manifeste au milieu des hommes ce que l’Ecriture annonce : l’homme est fait à l’image et la ressemblance de Dieu, en vue d’être uni à lui. Cette union réalisée dans le Christ, principe de l’homme, en est aussi la fin.

La force des évangiles sera de faire connaitre un Messie qui n’a pas l’apparence d’un roi, ni d’un Dieu tout puissant, mais qui accomplit l’histoire en s’abaissant d’abord jusqu’à être le plus humble des serviteurs et à partager le sort des brigands, un messie crucifié. La force des évangiles est de nous révéler comment Jésus ne s’est donné à connaître comme Dieu qu’en tant qu’il a été parfaitement homme, pour nous donner à connaitre vraiment Dieu : non pas un Dieu de l’orage, une toute puissance lointaine, céleste, mais un Dieu qui se fait homme. En ce sens, son baptême par Jean est exemplaire. Veux-tu connaitre qui est Dieu ? Voici l’homme Jésus ! Qui ne reconnait pas et ne mesure pas l’humanité de Jésus, en ce qu’elle est pleinement assumée, ne peut connaitre Dieu. Tel semble être l’enseignement des évangiles en ce qui concerne le Fils de l’Homme. Et c’est la pleine reconnaissance de son humanité, en laquelle nous sommes glorifiés avec lui, qui nous défend probablement de confesser notre foi en Jésus, Fils de l’Homme, ou plutôt diffère cette confession jusqu’à l’heure où, totalement associés à sa glorification, dans la pleine et vraie vision de Dieu, unis à Lui dans son royaume, nous pourrons dire comme Etienne : « Je vois les cieux ouverts et le Fils de l’Homme debout à la droite de Dieu » (Ac 7,56).

Notes:

  1. Exception faite des derniers mots d’Etienne au moment de sa mort (Ac 7,56) qui est d’ailleurs l’unique occurrence dans les Actes, et d’une reprise des foules en Jn 12,34. Quant aux deux occurrences en Ap 1,13 ; 14,14, elles désignent surtout une figure allégorique (d’ailleurs proche de celle de Dn 7,13), que l’on peut certes appliquer au Christ, mais non comme un titre. Enfin, la mention d’He 2,6 provient d’une citation du Ps 8,5.
  2. D. Boyarin, Le Christ Juif, trad. Marc Rastoin, éd. Cerf, 2013.
  3. Les citations bibliques, sauf précision contraire, sont des traductions personnelles.
  4. D. Boyarin, pp.50-62.
  5. Ibid. p. 63.
  6. C. Focant, L’évangile selon Marc, éd. Cerf, Paris, 2010, p. 113.
  7. Ibid., p. 115
  8. La symbolique numérique dans l’évangile de Jean est attestée, même si elle est nettement plus concentrée autour du chiffre 7, comme avec les sept signes qui balisent la première partie de l’évangile, ou encore, sous un autre mode, les sept occurrences du mot « disciple » dans le chapitre 21, elles-mêmes redoublées des sept disciples énumérés en introduction de ce même chapitre. Concernant le chiffre 12 il est difficile de dire si l’évangéliste n’y rattache que la symbolique des 12 tribus d’Israël et par là, des 12 apôtres, comme avec la mention des douze paniers de reste de la multiplication des pains (Jn 6,13), ou si il y a aussi quelque symbolique autour de la lumière, du visible et de l’invisible (thème cher à l’évangéliste), en référence à Jn 11,9 : « N’y a-t-il pas douze heures de jour ? »
  9. Voir A. Denaux, « The Delineation of the Lucan Travel Narrative within the Overall Structure of the Gospel of Luke », in C. Focant, The Synoptic Gospels. Source Criticism and the New Literary Criticism, ed. Peeters, Leuven, 1993, en particulier l’appendice de l’article, pp. 389-392, qui fait recension de l’ensemble des découpages proposés par les exégètes. Le tournant de Lc 9,51 y est une constante indéniable. De même, le tournant de l’entrée dans Jérusalem, qu’on le situe à l’approche de Bethphagé et de Béthanie (19,29) ou à l’entrée dans le Temple (19,45) quelques versets plus loin.
  10. Là encore ces chiffres 7 et 12 ne sont pas utilisés sans discernement par l’auteur du troisième évangile. Qu’il suffise d’évoquer pour exemple la rencontre de la sainte famille avec la prophétesse Anne, qui était restée 7 ans avec son mari et avait atteint l’âge de 84 ans, autrement dit 12 fois 7 (Lc 2,36-37).
  11. B. Sesbouë, Jésus. Voici l’homme, éd. Salvator, 2016, p.172.
  12. J. Guillet, Jésus devant sa vie et sa mort, éd. DDB, 1991, p.155 cité par B. Sesbouë, ibid, p. 174.

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