Histoire de la réception

By | 2 mars 2018

L’histoire de la réception, c’est quoi ? C’est une formulation simple qui traduit le concept un peu plus savant de Wirkungsgeschichte élaboré par H.-G. Gadamer ; concept clé de son ouvrage Vérité et Méthode 1 visant une théorie de l’herméneutique comme philosophie première. L’idée principale de Gadamer est que l’interprétation, pour ce qui concerne les œuvres écrites, ne saurait s’arrêter à dégager le sens d’un texte, suivant les supposées intentions de son ou ses auteurs : elle passe nécessairement aussi par l’examen des potentialités de sens du texte, que l’histoire de ses effets et de sa réception permet d’appréhender.

Cet examen est rendu nécessaire par le fait que l’interprète, quel qu’il soit, est inscrit dans l’histoire et n’est pas plus épargné qu’un autre par sa propre situation historique. Plus encore, sa lecture de « classiques » s’inscrit souvent dans la longue suite de ses prédécesseurs, et de leurs interprétations, lesquelles constituent, avec le réservoir de ses propres questionnements présents, une patine de précompréhension. Pour Gadamer, c’est dans cette tension, entre le présent et le passé que l’herméneutique trouve sa pleine fécondité.

« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » ironisait Descartes 2 avant de soumettre la vérité au bon usage la méthode. Affirmant quant à lui que la raison humaine n’existe que située historiquement 3, Gadamer prend résolument le contre-pied de la tradition cartésienne, et propose de concevoir l’art de l’interprétation comme la quête d’une « vérité sans méthode », au sens où l’herméneutique, comme l’art, se dérobe à l’épistémologie. Gadamer insiste donc sur l’expérience herméneutique, dans laquelle, au moins autant que le texte, sa transmission interpelle et transforme son lecteur.

Suivant Gadamer, nous pouvons dire que l’interprétation est un jeu, qui donne plus à comprendre qu’à connaitre. Dans ce jeu, l’histoire de la réception donne alors au lecteur un regard sur les joueurs du passé, comment ils ont été pris et transformés par leur interprétation, et comment, comme participants du sens, ils ont contribué à faire vivre le texte au-delà de ce que son origine laissait seulement envisager. Elle lui permet en outre de s’inscrire à son tour, sereinement et en conscience, dans cette efficience du texte, cette vie de l’œuvre après l’œuvre, et suscitée par elle.

***

« Ainsi en est-il de la parole qui sort de ma bouche, elle ne revient pas vers moi sans effet, sans avoir accompli ce que j’ai voulu et réalisé l’objet de sa mission » (Is 55,11) 4. Il me faut ici assumer que c’est d’abord comme lecteur croyant, chrétien, de la Bible, que la Wirkungsgeschichte ne m’apparait rien moins qu’indispensable. J’ai longtemps pensé que s’il devait y avoir une seule méthode d’interprétation « canonique » de la Bible, alors on devait nécessairement en trouver les codes dans le texte biblique lui-même 5. Ce qui revient à dire que la clef pour ouvrir le coffre serait elle-même enfermée dans le coffre, nous tenant irrémédiablement à distance de ses trésors. Il y a là l’idée qu’une « méthode d’interprétation » soit un genre d’oxymore ; idée que l’on retrouve en un sens chez Gadamer. Dès lors, que faire ?

Le texte biblique interpelle son lecteur par la voix de ses personnages. Que l’on songe à la double question mise dans la bouche de Jésus par l’évangéliste Luc, s’adressant au scribe : « Qu’est-il écrit dans la Loi ? Comment lis-tu ? » (Lc 10,26) La première question, isolée, pourrait aussi bien être aujourd’hui posée à Google. La deuxième, en revanche, convoque le sujet « lecteur ». Elle illustre ainsi le fait que « il ne peut y avoir d’interprétation biblique sans implication subjective » 6.

Cette double question est en réalité celle du « connaitre » et du « comprendre ». Au « connaitre » répondent les méthodes, et c’est à quoi s’attache l’exégète en premier lieu. Quant au « comprendre » ? C’est à cette question que prétend répondre l’herméneutique de Gadamer. C’est pourquoi l’élément pragmatique de son approche qu’est la Wirkungsgeschichte est incontournable, et ce au moins pour trois raisons.

La première est que la question du « comprendre » ouvre sur l’altérité radicale du texte, celle qui expose le lecteur à une transformation par l’acte de lecture 7. Gadamer a su montrer combien l’expérience herméneutique est à rapprocher de la rencontre avec autrui. Et il n’est peut-être pas anodin que l’échange de Jésus et du scribe sur la lecture de la Torah se poursuive par la question du prochain ! Quoiqu’il en soit, comme lecteur confronté à l’altérité du texte, à son mystère, l’histoire de la réception me permet de mieux comprendre la nature des transformations qu’induit le texte et son interprétation, sur les autres, et donc sur moi-même.

La deuxième raison tient à la vie que le texte biblique réclame. Pour le dire avec les mots de P. Beauchamp, il s’agit « du pouvoir donné aux textes d’engendrer […] Les textes bibliques produisent. Ils n’explosent pas dans une profusion d’effets, qui émettrait, par son dérèglement (raisonné ou non), le signal que ces textes ne produiront plus, qu’on leur donne congé, sauf à les rappeler pour le plaisir » 8. Il y a une vie du texte après le texte, et si nous ne pouvons accéder directement, comme de l’intérieur, à la compréhension du texte, alors il nous faut pouvoir au moins lui dire : « je ne te connais pas, mais je sais ce que l’on dit de toi ». En outre, l’herméneutique est indissociable de l’heuristique, et l’histoire de la réception me permet de ne pas être prisonnier de mes seules questions, en m’ouvrant à la longue suite des questionnements que le texte a produit chez ses lecteurs au fil du temps.

Enfin, la troisième raison résume les deux précédentes dans ce que l’on identifie traditionnellement comme le « plus grand commandement », le Shema Israël, qui est d’ailleurs aussi la réponse du scribe à Jésus (Lc 10,27). Nous pourrions nous contenter de dire que, dans l’énoncé complet du commandement en Dt 6,4-9, s’articulent écoute et transmission. Mais prenons ici un aspect, justement, de la réception de ce commandement : dans la graphie hébraïque du texte, deux lettres du verset Dt 6,4 sont traditionnellement mises en relief : le ayin du Shema, et le dalet du Ehad, formant, dit-on dans nombre de textes de la tradition rabbinique, le mot Ed, « témoin ». C’est dire que l’écoutant est appelé à être lui-même un témoin du texte, et que le texte biblique vit par ses témoins. Il me semble que l’histoire de la réception est aussi l’histoire de ces témoignages, l’histoire de cette transmission, que le texte commande. Il y a dans l’établissement de l’histoire de la réception du texte biblique, quelque chose, de l’intérêt du croyant, qui relève tout simplement du service religieux, de l’accomplissement d’une mitsvah.

La Wirkungsgeschichte semble donc comme jaillit de la Bible elle-même, peut-être par inspiration, ou par une simple coïncidence philosophique, peut-être encore en raison des effets du texte biblique dans l’histoire. Personnellement, je tiens à l’apprécier à sa juste valeur, en particulier quand je n’ai eu de cesse de lorgner amoureusement sur le Talmud et la tradition rabbinique, me demandant souvent quand est-ce que « nous » (chrétiens), qui valorisons pourtant tellement la Tradition, avons pu oublier l’importance de simplement faire mémoire, dans notre lecture, de la longue chaine de transmission et de réception du texte 9.

Notes:

  1. Hans-Georg Gadamer, Wahrheit und Methode, Tungingen, 1960 traduit en français aux éditions du Seuil à partir de 1976.
  2. René Descartes, Discours de la méthode, Texte établi par Victor Cousin, tome I, Levrault, 1824, p. 121.
  3. Hans-Georg Gadamer, Vérité et Méthode, Paris, Seuil, 1996, p. 298 : « En vérité, ce n’est pas l’histoire qui nous appartient, c’est nous au contraire qui lui appartenons ».
  4. Traduction Bible de Jérusalem, 1998.
  5. C’est là un sujet que j’ai déjà un peu abordé sur ce blog, principalement sous l’angle des méthodes. Je reprends d’ailleurs ici quelques éléments de mes articles précédents.
  6. Werner G. Jeanrond, « Les déplacements de l’herméneutique au XXième siècle », in Pierre Bühler et Claire Karakash (éd.), Quand interpréter c’est changer. Pragmatique et lectures de la Parole (coll. Lieux théologiques, 28), Neuchâtel, Labor et Fides, 1995, p. 28.
  7. Paul Ricoeur, Temps et récit III : le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, p. 150.
  8. Paul Beauchamp, L’un et l’autre Testament 1. Essai de lecture, Paris, Seuil, 1976, p. 11-12.
  9. Il faut évidemment relativiser une telle récrimination de jeunesse, dans la mesure où dans l’exégèse académique, y compris au plus fort de guerre des méthodes, l’exégète qui fait « l’état de la question » procède déjà à sa manière, au moins partiellement, à une histoire de la réception.
Category: Etudes bibliques

About Joël Sprung

Auteur de Notre Père, cet inconnu, éd. Grégoriennes, 2013 et Confessions des nouveaux enfants du siècle, éd. Salvator, 2013, co-écrit avec Natalia Trouiller et présenté par Christine Pedotti.

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  1. Pingback: Encore un peu d'herméneutique - @Pneumatis

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